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dimanche 13 décembre 2020

Le rejet laïque du christianisme par Jean-Claude Guillebaud

"Régis Debray observait jadis que la croyance religieuse fait souvent l’objet d’une espèce de « goguenardise condescendante ». Cette goguenardise est d’autant plus singulière qu’elle est parfois le fait d’hommes et de femmes qui, dans le même temps, sont capables d’adhérer à des idolâtries modernes comme l’économisme ou le scientisme. On confond désormais la laïcité (nécessaire) avec l’athéisme, qui est un choix.

La réapparition, dans les médias, d’un antichristianisme mécanique, récurrent, bavard est une évidence assez troublante. Il rappelle étrangement celui qui marqua le début du siècle dernier en France, avant et après la loi de séparation de l’Église et de l’État. Certes, il n’est pas aussi violent ni obsessionnel, mais il est là. Pourquoi semble-t-il aujourd’hui dans le vent, branché, alors même que l’influence de l’Église a rarement été si faible, que les séminaires sont dépeuplés et que l’institution ecclésiale n’est pas triomphante ?

Une première explication, la plus simple, peut-être : la laïcité elle-même est angoissée par sa propre crise, menacée par la violence terroriste, consciente de l’imprécision de sa morale républicaine au regard de celle d’un Jean Jaurès ou d’un Jules Ferry. Tout cela conduit ses héritiers à ressusciter, même sans en être toujours conscients, le « vieil ennemi clérical » pour se requinquer.


Qu’est-ce donc qui favorise ce néo-­antichristianisme ? Est-ce la rançon du pontificat musclé de Jean-Paul II et de la raideur longtemps manifestée par le Vatican dans le domaine des mœurs ? Peut-être. Mais, sur les mêmes questions (préservatif, homosexualité, fidélité…), les institutions juives, musulmanes ou bouddhistes ont des positions assez voisines.

Serait-ce la manipulation, par l’extrême droite, de la symbolique et de la mémoire « chrétiennes » (Clovis, Jeanne d’Arc…) qui a desservi l’Église dans les années 1980 et 1990 ?

Sauf que tous les spécialistes de la cartographie électorale française savent que ce sont les régions encore imprégnées de christianisme qui furent longtemps celles qui résistèrent le mieux à la poussée du Front national. Si ce n’est plus le cas, c’est que le christianisme s’est affaibli.

Alors ? Est-ce l’ignorance pure et simple ? La question mérite d’être posée, tant s’affiche aujourd’hui, au sujet du christianisme, une méconnaissance de l’Histoire qui prête à sourire. Les rabâchages sur la prétendue misogynie « inaugurale » du christianisme en sont un exemple. L’Église fut, en effet, souvent misogyne dans l’Histoire, mais pas celle, fondatrice, des premiers siècles.

Avançons une autre hypothèse. Dans les dérives de la modernité (manipulations génétiques, loi de la jungle, mépris des faibles, inculture des élites, triomphe de l’argent, augmentation des inégalités…), quelque chose s’exprime qui est à l’opposé du message évangélique. Cette modernité-là est aussi porteuse d’antivaleurs qui blessent la tradition judéo-chrétienne dont l’Europe était jusqu’alors porteuse.


Face au nouveau cynisme technoscientifique et marchand, le christianisme – même affaibli, même silencieux – redevient une force de refus. Il est l’un des derniers à défendre, face à la course folle de la technoscience, la capacité d’une société à s’autolimiter. L’étrange harcèlement critique dont il fait l’objet n’est pas incompréhensible."


(Jean-Claude Guillebaud in La Vie, 18/11/2020)

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