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Depuis Dieu, un itinéraire (2001), vous suivez le fil de la religion. L'an dernier, dans Du génie français, vous rappeliez que vous êtes « né dans la religion chrétienne, celle des derniers de cordée et des perdants ».
À l'origine, j'ai commencé à réfléchir sur ce qui fait du commun. Comment créer des liens entre des gens qui ne se connaissent pas et qui ne s'aiment pas ? Pour que ce lien existe, il faut qu'il y ait quelque chose au-dessus. Et le religieux fait du commun, conformément à une de ses deux étymologies, mais le religare latin, « relier », et le relegere, « relire », se complètent. Voilà comme je me situe d'un point de vue purement philosophique. J'ajoute que, culturellement, je suis de souche chrétienne.
Souche, vous avez dit souche ? Le mot a pourtant mauvaise presse. On est prié de ne pas se dire « français de souche »...
On parle bien de « cellules souches », non ? C'est un terme de biologie... Et comme disait mon ami Aimé Césaire, « provignement oui, dessouchement, non ». On peut ajouter, on peut greffer, mais la souche reste. Pour moi, le christianisme est la cellule mère. Quelque chose qui peut se métamorphoser, se ramifier, mais en tout cas qui peut servir de tronc commun à beaucoup de réflexions. Pas nécessairement sur la morale, mais aussi sur la peinture ou sur le politique. C'est mon paramètre anthropologique.
La souche est ce qui reste quand on a abattu l'arbre.
La question est de savoir si cela repousse.
Alors, ça repousse ?
Je n'en ai pas idée, mais comme nous vivons l'époque des « revivals », des recyclages, des retours, du réemploi dans tous les domaines, il ne me semble pas exclu que le christianisme puisse renaître. De toute façon, une religion, c'est une appartenance et donc un moyen de défense de soi. La mondialisation provoque des insurrections identitaires qui font affleurer ce que l'on croyait disparu. Je ne voudrais pas devenir identitaire, mais il est bon d'être éveillé par des éléments extérieurs. Un jour, on se souviendra que l'on a été chrétiens.
Comme on se souvient que l'on a été grecs ? Comme on visite le Forum et les ruines de la Rome antique ?
Quand le passé n'a plus d'avenir, on le met dans un musée. Il faut donc éviter la muséification. Hélas ! l'Europe tend à devenir son propre conservatoire, c'est ce que j'avais essayé d'expliquer dans Contre Venise. Ne devenons pas Venise ! Il est préoccupant de voir que la France n'existe guère aujourd'hui que par le luxe et le tourisme. C'est une façon de profiter de la mondialisation, mais ce n'est pas une façon d'exister. Pour le dire autrement, culturellement, nous recevons plus que nous n'émettons. Or, les grandes civilisations additionnent le plus grand pouvoir émissif et le plus grand pouvoir absorbant, comme le disait Paul Valéry. La civilisation romaine a été l'exemple même. La force des États-Unis est d'avoir absorbé ethniquement, anthropologiquement, culturellement énormément d'Européens, d'Asiatiques, de Latinos, d'Africains, cela leur donne une extraordinaire capacité d'émission. Contrairement à ce que l'on croit, le cosmopolitisme n'est pas la négation de l'identité, il peut être son rebond et son muscle. Tout cela pour dire qu'il ne faut pas fermer sa porte.
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Vous avez la nostalgie de l'Histoire, avec un grand H...
Je suis très sensible à la perte de la culture historique. Le recul, sinon l'écroulement de la conscience temporelle, me semble préoccupant, surtout si on relie ce présentisme au tout-marché et au tout-image. Nous vivons dans la vidéosphère. Mais il n'existe pas de vidéo du futur, et il n'y en a que pour le passé récent. Nous sommes rivés à notre écran comme le nez sur la vitre du présent. Le champ de la conscience rétrécit. Or, c'est toujours la tradition qui nous pousse en avant. Saint-Just disait que le monde est vide depuis les Romains. Il a peut-être mal fait, mais il avait conscience d'être l'héritier de quelque chose. Si nous ne sommes plus les héritiers de rien ni de personne, nous devenons des animaux. Certes, pour les antispécistes et les animalistes, c'est une bonne chose ! Mais la vénération de l'animal ne me réjouit pas, et pour une seule raison : les animaux n'ont pas d'Histoire. Cela fait entre eux et nous une différence fondamentale. Nous, les humains, nous sortons du cycle des saisons et de la reproduction. Nous avons une origine, nous allons vers une fin rêvée ou supposée.
N'est-ce pas la tradition biblique qui nous inscrit dans l'Histoire ?
Bien entendu ! Le christianisme nous a jetés dans l'Histoire, avec une incarnation qui est datée et avec une double idée, reprise ensuite par les progressistes : l'Esprit chemine dans l'Histoire, et il y a plus d'esprit dans l'Histoire que dans la Nature. C'était notre code de base. Notre ADN civilisationnel. Il y a une ascendance, une descendance. Nous avons une dette vis-à-vis de ceux qui nous précèdent. C'est pourquoi on ne fait pas du compost avec son grand-père. On le met sous une dalle et on va le visiter de temps et temps. C'est une attitude devant la vie et devant la mort, celle d'une transmission assurée.
Pourquoi cette évidence, cette conscience d'avoir une Histoire se défait-elle si vite ?
Les technos n'ont pas d'Histoire, les animalistes non plus. Ils peuvent d'ailleurs s’allier.
De nos jours, la phrase de René Char « Notre héritage n'est précédé d'aucun testament » est souvent citée. Je vous avoue qu'elle ne me plaît pas beaucoup.
À moi non plus. Elle fait partie de ces nombreux apophtegmes de René Char qui frappent par leur côté mystérieux ou paradoxal mais qui n'obligent pas à l'acquiescement automatique. Ce n'est pas dans La Vie que je dois rappeler que nous avons un Testament et même deux, l'Ancien et le Nouveau. Notre héritage vient de là. Pas seulement, bien entendu, mais il est difficile de mettre un mouchoir dessus.
Pourtant, on n'a jamais autant parlé d'émancipation, de sortie du biologique. Chacun veut être sa propre origine. Toutes les lois sociétales vont dans ce sens.
L'homme ne peut être fils de lui-même. Il ne se donne pas la vie, il la reçoit. On ne nous consulte pas pour nous donner le jour. Remplacer ce qui grandit par ce qui se fabrique est une folie anthropologique. Sylviane Agacinski a été très courageuse de le dire.
Mais vous êtes resté discret sur ce débat...
Dans le tohu-bohu, on est vite caricaturé ou annexé. Le médiatique me fatigue. Je préfère penser moins aux événements qu'aux processus.
Votre style a toujours été caustique et votre réflexion, à contre-courant, à coups de paradoxes. Mais peut-on encore plaisanter légèrement et penser librement ?
Je crains que non. La parodie, l'humour, le clin d'oeil ne sont plus compris. Le deuxième degré est interdit. Le tempérament secondaire est mal noté. Le cortex néo-frontal, celui de l'introspection, est mis de côté. On revient en même temps au primaire et aux primates. Dans l'empire de l'immédiateté, le recul qu'il exige vous fait passer pour un mauvais bougre ou pour un pauvre type. Il m'arrive de faire des blagues, des pirouettes, et tout à coup des gens s'offusquent. C'est une des raisons pour lesquelles je ne vais pas trop dans les médias. Quant aux réseaux sociaux, ils sont la démocratisation du procès. Tout le monde y met tout le monde en examen. On se fait justice soi-même, comme dans le Far West. Ce retour au premier degré participe de notre déculturation. On se renferme sur de petites bulles groupales. Vraiment, il y a de la sauvagerie dans l'air !
Aujourd'hui, tout le monde y va de sa protestation d'engagement écologique. Vous ne croyez pas dans ces professions de foi et ces catéchismes obligatoires. Le Siècle vert en fait la critique ironique et acerbe.
Je prendrai le mot critique au sens d'étude sociale. Je ne veux pas me placer en position de surplomb. L'écologie est importante en ce qu'elle dépasse l'écologie. Le phénomène est culturel et pas seulement climatique. Il concerne l'inconscient collectif, qu'il faut toujours prendre au sérieux. J'essaie de nous remettre dans le temps long, celui de l'histoire des mentalités. Comment une nouvelle conscience collective émerge-t-elle ? Le bobo du centre-ville qui mange des yaourts bio n'est qu'un symptôme.
L'écologie n'est ni une mode ni un complot. Je voudrais que l'on discute entre historiens des mentalités. Mais parfois, en effet, je me laisse aller à quelque ironie. D'abord, parce que le culte de la nature est le propre d'un homme dé-naturé, ou urbanisé si vous préférez. On peut manifester contre le réchauffement climatique et ne pas savoir distinguer un hêtre d'un chêne, une rose d'un oeillet. Plus vous vous écartez de la nature, plus vous en éprouvez la nostalgie, c'est pourquoi on défilera pour le bio dans les rues de Paris plus que sur les routes de Vendée. Ensuite, c'est tout de même assez drôle, cette sorte d'unanimité, cette obligation sociale à se joindre au concert ! On a rarement vu une telle pression sociale pour faire chorus. Certes, il y a toujours eu des religions séculières. En 1950, le marxise était bien porté. Mais on pouvait tout de même ne pas être rouge. Aujourd'hui, si vous n'êtes pas vert, vous vous retrouvez au piquet. Surtout si vous êtes actrice ou chanteur (…)