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dimanche 4 août 2024

Baudelaire vs Hugo : christianisme vs progressisme

(…) « Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé » : et le premier poème des Fleurs du mal a pour titre conjuratoire Bénédiction. Quelque chose de nouveau était apparu dans le monde, que n’avaient fait que pressentir les romantiques : l’ennui avait établi son règne. (…)  « La France, écrit Baudelaire dans un projet de préface aux Fleurs du mal , traverse une phase de vulgarité. On n’aurait jamais cru [qu’elle] irait si grand train dans la voie du progrès. » Le grand mot était lâché : le “progrès”, la grande invention des modernes pour se désennuyer. Le mot sera la principale « dissidence » entre Victor Hugo et Baudelaire : dans sa fameuse lettre de Jersey pour le remercier des Fleurs du mal , Hugo lui objecte « l’art pour le progrès », le progrès qu’il écrit ensuite avec un P majuscule ( « gloire au Progrès » ) et dont il se pose en confesseur et aspirant martyr ( « C’est pour le progrès que je souffre en ce moment et que je suis prêt à mourir »).

Avec son effrayante ingénuité, Hugo se fait le porte-voix de son siècle et d’un optimisme progressiste qui supposait contre toute raison que le progrès technique devait entraîner mécaniquement le progrès spirituel et moral, et que l’on forcerait ainsi les portes du paradis terrestre qui s’étaient refermées derrière Adam et Ève. Hugo lui-même n’a pas craint de contredire ce qui fait le mouvement de sa Légende des siècles, soit la courbe descendante de l’histoire (les dieux, les héros, les rois, puis la foule) par ses fadaises prophétiques sur le XXe siècle à venir, l’épopée humaine se résolvant pour jamais en bergerie démocratique. De même, Marx a manqué de probité à l’égard de sa propre pensée, en donnant prise à la pseudo-religion marxiste, où l’histoire, qui est une lutte impitoyable (en quoi Marx n’aurait rien eu à redire à Joseph de Maistre, lequel, avec Edgar Poe, avait « appris à raisonner » à Baudelaire), débouche tout à coup sur l’idylle de la société sans classes.

C’était trahir son anthropologie, comme l’avait noté Simone Weil : la lutte des classes étant en dernière analyse une lutte de passions, la volonté de puissance d’un côté et la volonté d’affranchissement de l’autre, s’il faut imaginer la fin de la lutte des classes, il faut imaginer aussi les tigres herbivores, et Staline au régime lacté… Les portes du paradis ne se forcent pas, le progrès technique ne fournira jamais de passe-partout et le seul progrès qui vaille dans cet ordre est « la diminution des traces du péché originel » , ce que Baudelaire a soutenu au scandale de ses contemporains – et aussi au nôtre, avouons-le : croire au péché originel représente aujourd’hui l’ultime obscénité, l’Église elle-même préférant parler d’autre chose.

« Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès . Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » « L’épaisseur de vulgarité » n’est pas autre chose que le satanisme appliqué qui rend si prosaïque – si ennuyeuse – la société bourgeoise ; Baudelaire note dans ses Fusées que « si un poète demandait à l’État le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel ». S’il va beaucoup plus loin que Flaubert, son confrère en « bourgeoisophie », c’est qu’il sent la perversité de l’ennui et quels abîmes cache la platitude : telle est la « sublime subtilité du Diable », dont la « plus belle ruse » est de « nous persuader qu’il n’existe pas ». Le monde « voulu moderne », comme disait Charles-Albert Cingria, c’est le monde affranchi de Dieu ; “l’humanisme” renaissant n’est rien d’autre que la célébration de l’homme dans son autonomie ; qu’il n’ait quitté Dieu que pour tomber dans les bras que lui ouvrait le Diable, c’est ce que sa suffisance – le Diable aidant -lui interdira de soupçonner : « Il est plus difficile aux gens de ce siècle de croire au Diable que de l’aimer. Tout le monde le sent et personne n’y croit. » L’essentiel est que tout le monde le sente…

Le progrès, tel que l’éprouve Baudelaire, et bien loin de l’empyrée hugolien, c’est « cette grande barbarie éclairée au gaz » dont les États-Unis d’Amérique sont l’avant-poste, avec leur « foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie », « qui finira par manger le Diable ». Nous voudrions bien le croire encore, mais force nous est de constater, quelle que soit notre toute-puissance, que le Diable se digère mal ; c’est tout ce qui fait le drame de nous autres post-modernes…

« C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent » : le grand marionnettiste, « Satan Trismégiste » est le dieu inconnu du monde des hommes sans Dieu. « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine » , soit en quatre mots le monde bourgeois, qui ne connaît d’autre loi que celle de l’offre et de la demande, un monde où tout s’achète et tout se vend – et le premier vers du poème introductif des Fleurs du mal a pour dernier mot « lésine » (que Baudelaire fait rimer avec « vermine » ), « épargne sordide jusque dans les moindres choses » , selon Littré, le point culminant de ce que Marx appelle « le calcul égoïste » : le contraire même de l’incessante prodigalité de la création, dont le poète est à la fois le témoin et le garant. Au monde moderne, technique et rationaliste, qui prend étourdiment pour méthode la malédiction de Nabuchodonosor ( « Tout sera compté, pesé, divisé »), le poète objecte d’instinct ce qu’Ernst Jünger définissait comme la science de la surabondance gratuite : la théologie. Le poète, qui dit le Bien pour célébrer le Beau, est un théologien à l’état natif.

C’est Hugo qui avait trouvé le mot pour qualifier le « frisson nouveau » que selon lui, Baudelaire apportait à la poésie : « macabre » ( « Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre »). Macabre, comme, aux murailles des églises médiévales, les danses où la Mort entraîne tous ceux qui lui sont promis, rois et évêques, nobles dames et gentils seigneurs, ribaudes et manants, quelle que soit leur condition passagère ; et – merveilles de l’étymologie ! – le mot selon Littré viendrait du lorrain maicaibré, qui « se dit d’une configuration fantastique des nuages », les « merveilleux nuages » chers à l’Étranger du poète…

La Danse macabre est le titre d’un des poèmes des Fleurs du mal, et il est possible que Baudelaire lui-même ait inspiré son adjectif à Victor Hugo… Les temps qui s’ouvraient ressembleraient pour lui à une danse macabre de plus en plus endiablée, puisque le Diable chorégraphe « fait toujours bien tout ce qu’il fait » : « Un gigantesque remous / Qui va chantant comme les fous / En pirouettant dans les ténèbres… » « La Muse des derniers jours », dont Baudelaire est le confident, ne lui inspire guère les visions extatiques qui faisaient vaticiner le vieil « enfant sublime » sur son rocher anglo-normand : quand « la grande barbarie éclairée au gaz » nous aura rattrapés, « la mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle » … Les grands jouets promis à l’humanité par la technique toute-puissante, les futurs vaisseaux aériens dont s’enchantait d’avance Victor Hugo seraient en eux-mêmes bien anodins s’ils n’étaient le corollaire du pire, cette atrophie spirituelle : « Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel, car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. »

« On m’a attribué tous les crimes que je racontais » : de même avait-on fait avec Joseph de Maistre en l’identifiant au bourreau dont il disait la nécessité. Vampire, assassin, possédé ; un critique trouvait que le cœur de Baudelaire avait « l’épouvantable laideur de son visage ». (…) « Ô charme d’un néant follement attifé ! » L’ironie de la Mort, toujours victorieuse de l’ennui moderne qui voudrait la nier, répétition elle-même mortellement ennuyeuse : car il y a un usage bourgeois de Baudelaire, et ce n’est peut-être pas pour rien que le siècle de l’ennui, qui n’a jamais abjuré son nihilisme originel, en a fait un de ses classiques. « Quelle postérité, se demande Andrea Schellino à la fin de sa préface, pour un poète qui se réfugie dans la solitude et qui cultive le malentendu et la contradiction ? » Quelle postérité autre que paradoxale, si « l’hypocrisie » du lecteur, dénoncée par le poème liminaire, est le gage de sa similitude – de sa fraternité – avec l’auteur ?

(Extrait d’un article de Philippe Barthelet dans Valeurs Actuelles, 21/07/2024 : "« Baudelaire, œuvres complètes » et « Album Charles Baudelaire », de Stéphane Guégan, le poète allé au diable")

mardi 26 décembre 2023

Noël n'est pas une fête païenne récupérée par les chrétiens

Qui n'a jamais entendu dire que Jésus n'est pas né un 25 décembre et que si l'Église avait pris cette date, c'était pour christianiser la fête païenne du solstice d'hiver ? 

Cette OPA symbolique du pape Libère en 354 fonctionna du feu de dieu. Le christianisme effaça le Soleil de l'horizon – et pour toujours. Les Romains ne croyaient-ils pas pourtant qu'il était invaincu ? À sa place, l'Église mit sur le trône de l'humanité le Soleil de justice. Intelligemment, elle s'appropria le meilleur du paganisme antique. L'Occident est l'héritier de cette épopée là.


Le 25 décembre est-il un détail du calendrier ? Que Jésus soit né à cette date ou à une autre importe-t-il peu ? Pas sûr à l'heure où l'on s'échine à tout déconstruire. Un Michel Onfray affirme que Jésus n'a pas existé. Et il est très médiatisé.


Or la vérité factuelle est l'assurance-vie du christianisme. Si le jour de l'incarnation devenait un mythe, Jésus ne serait plus qu'une figurine comparable à un bouddha posé sur une étagère. La Révélation deviendrait le passé d'une illusion, pour reprendre le titre d'un essai célèbre. Déjà atteintes par les abus, l'Église et la légitimité de sa parole s'en trouveraient anéanties. Noël ne serait plus une « marque déposée ». La débauche de consumérisme avait déjà dénaturé le sens de la Nativité, sans que l'institution n'y réagit avec virulence. Maintenant, la promotion d'un Noël dit « inclusif, diversitaire et féministe » s'emploie carrément à détourner l'événement, lequel ne ressemblera bientôt plus à rien.


L'enjeu n'est pas mince. Normalien, agrégé de philosophie, Frédéric Guillaud se pose une question simple dans un essai intitulé Et si c'était vrai ? (Marie de Nazareth, 2023). Il pense que Jésus peut réellement être né le 25 décembre.

Le calcul est le suivant : « Selon saint Luc, au moment de l'Annonce faite à Marie, date de la conception miraculeuse de Jésus, Élisabeth était enceinte de Jean-Baptiste depuis six mois. En outre, l'évangéliste nous apprend que la conception de Jean-Baptiste remontait au moment où son père, Zacharie, prêtre de la classe d'Abia, était en service au Temple. Or, des archéologues ont trouvé dans les manuscrits de Qumrân le calendrier des tours de service des différentes classes de prêtres. Il s'avère que, pour la classe d'Abia, c'était le mois de septembre. Voilà qui nous donne l'enchaînement suivant : conception de Jean-Baptiste fin septembre ; conception de Jésus six mois plus tard, c'est-à-dire fin mars ; donc, naissance de Jésus neuf mois plus tard… fin décembre ! CQFD. On rappellera au passage que, dans l'Église d'Orient, la conception de Jean-Baptiste est, comme par hasard, fêtée le 25 septembre, ce qui concorde avec la découverte des archéologues. »


Mais l'histoire ne s'arrête pas à ce chapelet de concordances. Ce que l'on ignore le plus souvent, c'est que les Romains ont cherché à paganiser une fête chrétienne. Frédéric Guillaud explique : « Quand on évoque la fête romaine du Soleil, on s'imagine en effet qu'il s'agissait d'une fête immémoriale, fixée au 25 décembre depuis longtemps. Mais pas du tout. C'est une fête postchrétienne (…) créée de toutes pièces par l'empereur Aurélien en 274 – sous le nom de "jour natal du Soleil invaincu : Sol invictus" ». Dans quel but ? Il s'agissait, poursuit-il, « d'unifier l'Empire sous un culte unique, issu du culte oriental de Mithra, à une époque où le christianisme menaçait déjà sérieusement le paganisme. » Car les Romains, jusque-là, ne fêtaient rien le 25 décembre : « Les Saturnales se terminaient le 20 décembre », précise Guillaud.

À cette époque, les chrétiens n'avaient pas encore officiellement fixé la date de Noël mais des communautés la célébraient déjà le 25 décembre. « En 204, Hippolyte de Rome en parlait déjà comme d'une date bien établie, dans son Commentaire de Daniel », rappelle Guillaud.

Ainsi, selon cette version, s'effondre l'idée reçue que Noël récupère une fête païenne. C'est plutôt l'inverse, Sol Invictus étant une réaction romaine à l'aube croissante de la Nativité.


(Louis Daufrenes, La Sélection du Jour, 23/12/2023)

dimanche 5 février 2023

Préface d'Ivan Marcil aux "Écrits mystique" de Julienne de Norwich (2007)

Julienne s’inscrit dans une tradition érémitique bien établie et florissante en Angleterre. Les ermites logeaient près des portes des villes, près des ponts ou des églises. Ils étaient bien accueillis par les habitants du lieu : de modestes revenus leur étaient même assurés. Un indice de leur qualité de vie se révèle par le fait qu'ils vivaient vieux ! En retour, ces solitaires épris de Dieu offraient leurs prières pour leurs bienfaiteurs. Ils exerçaient différents travaux, selon les charismes de chacun. On les consultait parfois en vue d'une écoute spirituelle.

La vocation du reclus est à distinguer de celle de l'ermite, le reclus étant confiné toute sa vie dans le même espace.


Plus tard, Julianne mais par écrit les seize révélations qu'elle a reçues de Dieu, sous le titre Book of Showings (…) Elle devient ainsi la première femme de lettre anglaise.


(…) Norwich, seconde ville d’Angleterre après Londres.


Les apparitions arrivent souvent à des personnes non préparées, recevant un message objectif pour une communauté de croyants : c'est le cas de Lourdes et de Fatima. « À l'inverse, dans l'expérience et la vie des mystiques, la vision, quelques fois accompagnée de paroles ou d'autres perceptions, s’insère profondément dans un itinéraire spirituel qu'elle souligne et fortifie » (« Le Dieu des mystiques », Charles-André Bernard).


« Si Notre-Seigneur m'a parlé aussi, c'est pour nous rendre joyeux et heureux. »


« Dieu, en ta bonté, donne-toi à moi. Tu me suffis. Je ne peux rien demander d’inférieur à ce qui te glorifie pleinement. Sinon, il me manque toujours quelque chose. En toi seul, j'ai tout. »


Le péché (…) rend ainsi l'homme aveugle à l'amour extraordinaire que Dieu nous porte.


En bref, pour la personne comme pour la communauté, sans cesse la miséricorde de Dieu « est à l'œuvre pour que toute chose tourne bien pour nous ».


Le All shall be well de la recluse de Norwich est certainement son affirmation la plus connue. Cette phrase célèbre, Julienne a cru l’entendre du Christ : « Le péché est inéluctable, mais tout finira bien, tout finira bien, toute chose quelle qu’elle soit, finira bien. »


Mais pourquoi Dieu ne nous révèle-t-il pas dès maintenant ce qu'il fera à la fin de l'histoire ? (…) « La bonté et l'amour de Notre-Seigneur veulent que nous en sachions l'existence, mais sa puissance et sa sagesse, en vertu de ce même amour, veulent nous voiler et cacher ce qu'elle sera et comment elle s'accomplira ».

Il ne fait pas de doute pour Julienne que ce silence de Dieu provienne d’une intention d’amour en notre faveur (…) Est-ce que cela nous procurerait un accroissement notable de vie chrétienne que de connaître la nature de ce secret alors que l'Évangile est déjà si mal vécu ? De plus, Dieu n'a-t-il pas droit au secret lui aussi, au secret qui protège parfois du manque d'amour et de respect ? Le fait de ne pas connaître ce secret s’avère une occasion de manifester notre confiance en Dieu qui sait mieux que nous ce qui nous convient. N'est-ce pas l'attitude de Jésus de Nazareth qui, en acceptant de ne pas connaître tous les desseins du Père, s’est abandonné à lui sans réserve ? (…)

Quoi qu'il en soit, cette résurrection avec le Christ, comme le dénouement du All shall be well, sont des événements de salut absolument inimaginables et hors de notre portée. Il semble plus probable que le secret de Dieu provienne de notre incapacité à comprendre les réalités spirituelles plutôt que d'une volonté délibérée de sa part de nous cacher quelque chose (…)

Le Catéchisme de l’Eglise Catholique confirme cette limite de la raison en affirmant que ce n'est que dans la gloire que nous saisirons mieux comment Dieu peut tirer le bien du mal : « La foi nous donne la certitude que Dieu ne permettrait pas le mal s'il ne faisait pas sortir le bien du mal même, par des voies que nous ne connaîtront pleinement que dans la vie éternelle ».


Le célèbre théologien Hans Urs von Balthasar rappelait combien il est inutile de spéculer sur le jugement final qui nous attend : « Ne portez pas de jugement prématuré. Laissez venir le Seigneur ; c'est lui qui éclairera le secret des ténèbres et rendra manifeste les dessins des cœurs ». La véritable espérance chrétienne se contente « pour l'essentiel, de la prière demandée à l'Église pour le salut de tous voulu par Dieu ».

Le Nouveau Testament parle tout autant de la possibilité menaçante de la perdition éternelle que d'une volonté universelle de salut de la part de Dieu (…) ni la Sainte Écriture, ni la tradition doctrinale de l'Église, ne disent clairement d'un homme en particulier qu'il se trouve effectivement en enfer. Mais l'enfer apparaît constamment comme une possibilité réelle, au même titre que celle de se convertir et de vivre.


« L'enfer est une faille aussi bien pour la pensée que pour l'existence. Si la définition conceptuelle de l'enfer est une chose acquise, si le risque de l'enfer est déclaré fermement appartenir au drame de l'existence humaine, l'existence réelle de l'enfer pour les hommes garde le mystère d'une interrogation. Le conflit entre la miséricorde absolue de Dieu et son respect absolu de la liberté humaine est un conflit que lui seul peut résoudre. Nous ne pouvons qu'espérer pour tous. Et c’est beaucoup mieux ainsi. » (Bernard Sesboüé)


Au bout du compte, la recluse de Norwich invite à la seule attitude chrétienne qui soit valable face aux salut : celle de l'espérance issue de l’amour.


Il est proximité bienveillante et transcendance aimante. Il est mendiant d'amour auprès de sa créature, soupirant discrètement pour un oui. Il se fait désirer. Débordant de joie et de douceur, avec parfois une pointe d'humour, le Dieu de Julienne aborde la question du mal avec gravité et délicatesse.

dimanche 30 janvier 2022

Sainte Anne vs Ève

Dimanche 26 décembre 2021.

"En cette fête de la Sainte Famille, arrêtons-nous à la première lecture. 

Anne, dont le nom signifie « Dieu fait grâce », était stérile et humiliée. Elle a prié le Seigneur et un enfant lui est né, Samuel, dont le nom fait référence à cette prière entendue. 

Un enfant qu’elle reconnaît comme un don de Dieu et ne s’approprie pas, à la différence d’Ève qui, à la naissance de Caïn, s’écrie : « J’ai acquis un homme… » (Gn 4, 1). 

Rien de cela puisque Anne choisit d’en faire don au Seigneur, selon une modalité propre à son temps dans laquelle le lecteur est invité à discerner une attitude intérieure susceptible de s’incarner dans d’autres réalisations concrètes. 

Cette dépossession peut évoquer la ligature d’Isaac (Gn 22, 1-18) – épisode dans lequel Dieu ne demande pas à Abraham de « tuer » son fils, mais de le reconnaître comme un « autre que lui » appelé à se tenir devant Dieu, son ultime origine."

(Sœur Emmanuel Billoteau, ermite, in Prions En Eglise)

mardi 1 juin 2021

Il y a 100 ans, Péguy regrettait déjà la « démystication » de la France

«Aussitôt après nous, commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil. Aussitôt après nous, commence ce monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. (…) Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. 

Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre, le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication (…) 

Le débat n’est pas entre les héros et les saints ; le combat est contre les intellectuels, contre ceux qui méprisent également les héros et les saints (…) Le combat est contre ceux qui haïssent la grandeur même, qui haïssent également l’une et l’autre grandeur, qui se sont fait les tenants officiels de la petitesse, de la bassesse, et de la vilenie… »


(Charles Péguy, in Les Cahiers de la quinzaine, 1910)

samedi 29 mai 2021

Le vandalisme révolutionnaire

La notion de patrimoine se construit progressivement en Europe à partir de la Renaissance. Tout commence en 1471, lorsque le pape Sixte IV installe un certain nombre de sculptures antiques dans le Palais des Conservateurs, afin de les rendre accessibles au peuple de Rome.


A Florence, c’est la galerie des Offices.

La France est en retard. En 1644, le cardinal Mazarin ouvre la voie, en mettant sa bibliothèque à disposition des chercheurs et des curieux une fois par semaine. La bibliothèque royale ne commence de son côté à accueillir le public qu’à partir de 1720.


Chaque village de France porte les stigmates du vandalisme révolutionnaire.


1789


La France est le pays le plus peuplé d’Europe, avec environ 28 millions d’habitants.

Plus d’un tiers ont moins de 20 ans.


Le pays se trouve dans une situation financière extrêmement difficile. C’est d’ailleurs l’une des causes du mécontentement général.

Le roi cède sa vaisselle d’or et la reine sa vaisselle d’argent. La noblesse et la bourgeoisie sont obligées de suivre. 

Dès novembre, les biens du clergé tombent dans l’escarcelle de l’Etat pour combler le déficit budgétaire. Les ventes concernent environ 260 000 bâtiments et 4,7 millions d’hectares. Bourgeois et paysans profitent de jolies aubaines.


1790


Les députés réquisitionnent l’orfèvrerie des églises qui ne servent plus au culte. 

Deux ans plus tard, ils confisquent tous les vases sacrés.


Les actes de vandalisme (le mot est lancé) restent profondément liés à l’idéologie révolutionnaire qui refuse l’héritage de l’Ancien Régime, et se poursuivent tout au long de la Révolution.


Plus de 100 000 cloches sont fondues pour être transformées en monnaie ou en canon.

Mais on s’aperçoit vite que le métal des cloches, trop cassant, n’est pas approprié pour la monnaie.


1791


L’abbaye de Cluny, gigantesque et qui rayonnait dans toute la chrétienté, chef d’œuvre de l’art roman, est dépouillée de ses trésors les plus précieux. Les moines sont expulsés.


1792


Ultimatum à l’empereur François II sommé de renvoyer les émigrés français installés sur son territoire. Comme François II ne répond pas, l’Assemblée propose au roi de lui déclarer la guerre. Le roi accepte. La guerre va durer 23 ans, jusqu’à la chute de Napoléon en 1815 !


Louis XVI oppose son veto aux décrets sur la déportation des prêtres réfractaires et la formation d’un camp de fédérés à Paris.


Les sans-culottes des faubourgs envahissent les Tuileries. Ils veulent que le roi lève son veto.


Le 14 juillet, Louis XVI est sommé d’assister à l’embrasement d’un arbre recouvert des emblèmes de la féodalité sur le Champ-de-Mars.

Les destructions sont mises en scène dans les fêtes populaires.


En août, création de la Commune insurrectionnelle de Paris. Sans-culottes et fédérés marchent sur les Tuileries défendues par des Suisses et les gardes nationaux. Seuls les Suisses combattent. Ils sont massacrés après que le roi leur ordonne de déposer les armes.

L’Assemblée decrète la dissolution de la Commune de Paris, qui refuse de s’incliner. La rue tient le pouvoir.


En septembre, la rumeur que les Prussiens sont aux portes de la capitale déclenche des massacres.

La royauté est abolie. Un décret stipule que quiconque proposera de rétablir en France les rois ou la royauté sera puni de mort.

La République est proclamée. La Convention Girondine soutient « tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté ». Début de la guerre d’expansion révolutionnaire, qui devient une guerre d’expansion impérialiste en 1804.


Début d’une violente campagne, qui va durer deux ans, pour convaincre la Convention de détruire le palais des papes d’Avignon, qu’on appelle alors la « Bastille pontificale ».

On autorise chaque citoyen à emporter tout ce qu’il souhaite : matériau, boiserie, mobilier… « Ces désordres ne doivent pas être imputés à la fureur momentanée d’une population frénétique. C’est avec réflexion et de sang-froid qu’on a attaqué nos monuments d’architecture et de sculpture. Des maçons étaient payés à la journée pour anéantir les ouvrages de l’art » (Esprit Calvet, un contemporain).


1793


Louis XVI est guillotiné.


Levée de 300 000 hommes pour renforcer les armées.

Début de la guerre de Vendée.

Pour sauver la République, les Montagnards veulent terroriser les ennemis de la France. Le Comité de défense générale est transformé en Comité de salut public. C’est la Convention jacobine. 

Début du service militaire universel et obligatoire.


A Paris, sous la pression des sans-culottes, la terreur est mise à l’ordre du jour.

Procès et exécution de Marie-Antoinette.

Procès et exécution des Girondins.

Les dépouilles de 52 rois, 32 reines, 60 princes et princesses de sang et 10 grands personnages sont tirées de leur repos : les tombes de l’abbaye de Saint-Denis sont violées ; des ouvriers arrachent les cheveux de Marie de Médicis, un charretier perce le ventre de Louis XIV…


En octobre, le Conseil général de la Commune de Paris, « informé qu’au mépris de la loi, il existe encore dans plusieurs rues de Paris des monuments du fanatisme [la religion] et de la royauté, considérant que tout acte extérieur d’un culte quelconque est interdit par la loi, qu’il est de son devoir de faire disparaître tous les monuments qui alimenteraient les préjugés religieux et ceux qui rappellent la mémoire exécrable des rois, arrête que dans huit jours, les gothiques simulacres des rois de France qui sont placés au portail de l’église Notre-Dame seront renversés et détruits et que l’administration des travaux public est chargée, sous sa responsabilité, de l’exécution du présent arrêté. »

Les blocs de pierre restent sur le parvis où ils servent de latrines. Puis les pierres sont vendues au citoyen Bernard, entrepreneur*.

En s’attaquant aux statues de la galerie, les Montagnards cherchent à se débarrasser des prédécesseurs de Louis XVI ; ils s’acharnent en réalité sur les rois de Juda représentant la généalogie du Christ, un épisode biblique tiré du livre d’Isaïe.

En novembre, fête de la Raison célébrée à Notre-Dame de Paris, devenu « Temple de la Raison ».

A l’iconoclasme (destructions), le vandalisme révolutionnaire ajoute le sémioclasme : remploi et détournements d’objets pour en détourner le sens.

Pendant 42 jours, 8 hommes s’attaquent, à l’aide d’une machine à la masse colossale du second bourdon « Marie » de 1378, à terre.


Les sans-culottes profanent les sépultures de saints à l’abbaye de Cluny et brisent les vitraux. Des statues de bois, des manuscrits et des vêtements sacerdotaux sont brûlés.


1794


Le 10 mai débute la « Grande Terreur ». En juillet, fin de la Terreur, et chute de Robespierre.


L’abbé Grégoire présente quatre rapports à la Convention pour dénoncer le « vandalisme ». Pour lui, c’est la destruction d’un monument ou d’un objet digne d’intérêt pour la nation. Or la notion d’intérêt est variable d’une époque à une autre, et d’un groupe social à un autre.

Le terme de « vandalisme » se popularise et sert à dénoncer la barbarie des militants jacobins, poussés à tous les excès sous l’influence de dangereux démagogues. Le vandalisme devient une expression, parmi d‘autres, du « terrorisme », autre néologisme forgé à l’époque pour désigner les violences abusivement exercées contre les biens et les personnes au nom du salut public.


1795


Les destructions favorisent l’émergence d’une conscience patrimoniale nationale qui se déploiera au XIXè siècle. 

Alexandre Lenoir ouvre son musée des Monuments français.


Certains documents qui attestent de la « servitude » et du « fanatisme » sont purement et simplement supprimés dans les archives. Les destructions opérées dans les papiers des nobles émigrés et des condamnés de la justice révolutionnaire, ou dans les documents saisis avec les biens du clergé se trouvent ainsi légitimées.

Le bilan de ce « tribunal révolutionnaire » des parchemins, comme l’appelle Jules Michelet, est lourd : 440 dépôts d’archives de Paris et de province sont traités, représentant environ un milliard de documents, dont près de 2/3 sont éliminés.


1798


L’abbaye de Cluny est vendue à l’encan. Elle s’effondrera définitivement au XIXè siècle.


L’armée française entre à Rome et la République y est proclamée par les agents du Directoire. La Trinité-des-Monts est une cible idéale : sous protection du roi de France depuis sa fondation, en 1495 par Charles VIII, le prestigieux monastère domine Rome du faut de la colline du Pincio. Austères et savants, les religieux minimes, tous Français, ont une grande réputation : ils comptent parmi eux des érudits célèbres et même des scientifiques de premier niveau ; leur bibliothèque est l’une des plus riches de Rome. Tout est pillé en quelques semaines : les collections du musée, la bibliothèque, les meubles, l’argenterie, les portes, les fenêtres, les grilles du jardin…Les premiers pillards, incultes, ne s’intéressent qu’aux belles étagères, qu’ils emportent, laissant les livres et les archives en tas sur le sol.


*Les pierres se trouvent sur le chantier de Jean-Baptise Lacanal du Puget, avocat royaliste, frère du conventionnel Joseph qui se fait construire un hôtel particulier rue de la Chaussée-d’Antin. Jean-Baptiste ensevelit avec beaucoup de soin les têtes et les restes des statues. Ruiné, Lacanal est contraint de vendre son hôtel au général Moreau, sans jamais y avoir habité. Le 2 mai 1977, 364 pièces datant du XII et XIIè siècle sont apparues lors des travaux de rénovation réalisés dans la cour de l’Hôtel Moreau, un bâtiment parisien appartenant à la Banque française du Commerce extérieur, dans le IXè arrondissement. Toutes les pièces proviennent de Notre-Dame de Paris, Parmi elles, se distinguent surtout 20 têtes tranchées mesurant environ 65 cm de hauteur. Ce sont les têtes de certaines de 28 statues qui ornaient la galerie de rois sur la façade de Notre-Dame


lundi 15 février 2021

"The Nun's story" (Au risque de se perdre) de Fred Zinnemann (1958)

Le film est intéressant parce que finalement, le sujet de la vocation religieuse est rarement abordé au cinéma.

Mais venant de Zinnemann, qui réalisera quelques années plus tard, le magnifique "A Man for all Seasons" sur Sir Thomas More, je m'attendais à mieux. Je vais parler du fond.

Il focalise beaucoup trop sur des réalités - les plus dures, les plus âpres - de la vie des sœurs dans certaines communautés, en escamotant l’essentiel : l’amour, la charité… et la joie qui est le signe qui ne trompe pas.  

Ça n'arrête pas de parler de "perfection" (alors que c'est un terme banni de la culture catholique actuelle), et de souligner l’ascèse. 

"Est-il nécessaire de prévenir poliment l'auteur que la vie religieuse, le Congo, la charité, ce n'est pas tout à fait cela ?", écrit Bernard de Fallois à la sortie du film, dans Arts. "Les pessimistes diront que Zinnemann, vieux malin, le sait bien. Ce n'est pas sûr. Les roublards sont moins nombreux qu'on ne croit."

Toutes les sœurs ont l’air de robots. La communauté s'apparente plus à une secte et les consacrées à des filles soumises. 

Audrey Hepburn est un appel à la dissidence.  La scène où on lui coupe réellement les cheveux est emblématique : la star victime sacrifiée sur l’autel du christianisme.
La scène se termine sur l’impassibilité de toutes lors de la cérémonie "d'intégration" où elles apprennent leur changement de nom. Gabrielle van de Mal devient sœur Luc (évidemment, on donne un nom masculin à l'emblème de la féminité qu'était alors Audrey Hepburn).

Y a t-il, ou y a-t-il eu des communautés comme cela ?  Peut-être, mais ce sont des anomalies. Encore une fois, les gens qui ne connaissent rien ou pas grand chose au christianisme se basent sur des épiphénomènes scandaleux pour le représenter en le caricaturant.

En partant de ce postulat erroné, l'histoire glorifie le choix de l'héroïne qui renonce finalement à ses vœux pour ce qui est de facto présenté comme le "vrai engagement" : l'engagement politique au sein de la Résistance. 

Et de cette vision repoussoir déformée, on est passé de nos jours, culturellement, à une religion molle, horizontale, qui banni la notion de sacrifice et de jugement divin.

lundi 21 décembre 2020

Pépites VI

« Dieu est le Dieu du présent, tel il te trouve, tel il te prend ; non point tel que tu fus, mais tel que tu es en ce moment » (Eckhart, « Entretiens spirituels»).

« Viendra un temps, où certains ne supporteront plus la saine doctrine, mais au gré de leurs propres désirs et l’oreille leur démengeant, s’entoureront de quantité de maîtres. Ils détourneront leurs oreilles de la vérité et vers les fables ils se retourneront. » (2ème lettre de saint Paul à Timothée 4-3)

« La parabole des dix vierges met le royaume de Dieu en images. A quoi le comparer ? A dix jeunes filles invitées à des noces, qui prirent leur lampe et s’en allèrent à la rencontre de l’époux (…) les insensées n’ont pas emporté d’huile ; l’époux tarde (…) Ce n’est pas leur faiblesse que l’on peut reprocher aux insensées : toutes se sont endormies, même les sages ; mais l’inconsistance de leur désir. Qui aime vraiment est toujours prêt à accueillir ; son cœur veille et sait discerner à tout moment la présence de Dieu. » (Soeur Sophie Raimond in « Prions en Eglise »)

« Frères bien-aimés, il y a une chose que vous ne devez pas oublier : pour le Seigneur, un seul jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un seul jour. Le Seigneur n’est pas en retard pour tenir sa promesse, comme le pensent certaines personnes ; c’est pour vous qu’il patiente : car il n’accepte pas d’en laisser quelques-uns se perdre ; mais il veut que tous aient le temps de se convertir.
Pourtant, le jour du Seigneur viendra comme un voleur (…) Dans l’attente de ce jour, frères bien-aimés, faites donc tout pour que le Christ vous trouve nets et irréprochables, dans la paix » (2ème lettre de Saint Pierre 3,8-10, 14)

Un Dieu ami de la vie, qui sait exaucer en son temps et « fait tout concourir au bien de ceux qui le cherchent » (Rm 8, 28)

« L’or pour honorer le roi.
L’encens pour honorer un Dieu.
La myrrhe pour honorer celui qui connaîtra la mort, mais en sera vainqueur » (Sophie Raimond, in « Prions en Eglise » Janvier 2006)

"(…) Satan avec lequel j’en suis convaincu, on ne peut pas discuter. Comment se comportait le Christ avec Satan ? Ou bien il le chassait, ou bien il recourait à la Parole de Dieu, comme il l’a fait dans le désert. Le Christ lui-même n’a jamais discuté avec Satan, parce que si l’on commence on est perdu. Il est plus intelligent que nous, il nous fait perdre la tête et à la fin c’est nous qui sommes perdus. Non, « va-t’en, vas-t’en ! ».  (Le Pape François, in « Quand vous priez, dites Notre Père », 2018)

« Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux. » 
(Seconde lettre de Saint Paul Apôtre aux Corinthiens, 5, 15) 

dimanche 13 décembre 2020

Le rejet laïque du christianisme par Jean-Claude Guillebaud

"Régis Debray observait jadis que la croyance religieuse fait souvent l’objet d’une espèce de « goguenardise condescendante ». Cette goguenardise est d’autant plus singulière qu’elle est parfois le fait d’hommes et de femmes qui, dans le même temps, sont capables d’adhérer à des idolâtries modernes comme l’économisme ou le scientisme. On confond désormais la laïcité (nécessaire) avec l’athéisme, qui est un choix.

La réapparition, dans les médias, d’un antichristianisme mécanique, récurrent, bavard est une évidence assez troublante. Il rappelle étrangement celui qui marqua le début du siècle dernier en France, avant et après la loi de séparation de l’Église et de l’État. Certes, il n’est pas aussi violent ni obsessionnel, mais il est là. Pourquoi semble-t-il aujourd’hui dans le vent, branché, alors même que l’influence de l’Église a rarement été si faible, que les séminaires sont dépeuplés et que l’institution ecclésiale n’est pas triomphante ?

Une première explication, la plus simple, peut-être : la laïcité elle-même est angoissée par sa propre crise, menacée par la violence terroriste, consciente de l’imprécision de sa morale républicaine au regard de celle d’un Jean Jaurès ou d’un Jules Ferry. Tout cela conduit ses héritiers à ressusciter, même sans en être toujours conscients, le « vieil ennemi clérical » pour se requinquer.


Qu’est-ce donc qui favorise ce néo-­antichristianisme ? Est-ce la rançon du pontificat musclé de Jean-Paul II et de la raideur longtemps manifestée par le Vatican dans le domaine des mœurs ? Peut-être. Mais, sur les mêmes questions (préservatif, homosexualité, fidélité…), les institutions juives, musulmanes ou bouddhistes ont des positions assez voisines.

Serait-ce la manipulation, par l’extrême droite, de la symbolique et de la mémoire « chrétiennes » (Clovis, Jeanne d’Arc…) qui a desservi l’Église dans les années 1980 et 1990 ?

Sauf que tous les spécialistes de la cartographie électorale française savent que ce sont les régions encore imprégnées de christianisme qui furent longtemps celles qui résistèrent le mieux à la poussée du Front national. Si ce n’est plus le cas, c’est que le christianisme s’est affaibli.

Alors ? Est-ce l’ignorance pure et simple ? La question mérite d’être posée, tant s’affiche aujourd’hui, au sujet du christianisme, une méconnaissance de l’Histoire qui prête à sourire. Les rabâchages sur la prétendue misogynie « inaugurale » du christianisme en sont un exemple. L’Église fut, en effet, souvent misogyne dans l’Histoire, mais pas celle, fondatrice, des premiers siècles.

Avançons une autre hypothèse. Dans les dérives de la modernité (manipulations génétiques, loi de la jungle, mépris des faibles, inculture des élites, triomphe de l’argent, augmentation des inégalités…), quelque chose s’exprime qui est à l’opposé du message évangélique. Cette modernité-là est aussi porteuse d’antivaleurs qui blessent la tradition judéo-chrétienne dont l’Europe était jusqu’alors porteuse.


Face au nouveau cynisme technoscientifique et marchand, le christianisme – même affaibli, même silencieux – redevient une force de refus. Il est l’un des derniers à défendre, face à la course folle de la technoscience, la capacité d’une société à s’autolimiter. L’étrange harcèlement critique dont il fait l’objet n’est pas incompréhensible."


(Jean-Claude Guillebaud in La Vie, 18/11/2020)