"Parce que toute institution s'incarne en des hommes et des femmes par nature imparfaits, il est de notre responsabilité de ne plus confondre l'église du Christ et sa représentation institutionnelle. Une mise en perspective historique permet de mieux penser les soubresauts actuels pour, peut-être, réussir à croire mieux.
À la fin du XVe siècle, en France, les chrétiens constatent que leur Église est en mauvais état. Jamais, depuis plusieurs siècles, les mœurs des clercs n'ont été si mauvaises. L'administration de l'Église est pleine d'« abbés » qui ne sont pas prêtres et qui multiplient les bâtards. Les moines courent les routes et ne répugnent pas au coup de poing au sortir des auberges. Les moniales prennent leurs aises dans de splendides costumes de laine fine. Les évêques cumulent les diocèses comme les administrateurs les jetons de présence ; il n'est pas rare qu'ils en aient trois ou quatre à la fois. On ne se prive pas de moquer ces prélats grands seigneurs, ces protonotaires libidineux et ces cordeliers assassins.
Et pourtant rarement la foi aura été aussi vive. La fin du XVe siècle est une époque de piété très intense, de réveil des grands pèlerinages, de fondation d'ordres nouveaux, d'appropriation de la prière des religieux par les laïcs au moyen des livres d'heures ; c'est la période qui invente l'oraison et le chant sacré polyphonique. On prie et on grogne tout ensemble ; on croit et on conteste. On s'accroche à Dieu et aux saints ; quant aux hommes, même en chasuble, on n'oublie jamais que ce sont des hommes. La crise morale de la fin du Moyen Âge est ce qui ressemble le moins mal à ce que nous vivons. On en peut trouver des échos antérieurs, au XIe siècle, ou bien dans l'antiquité chrétienne citons les batailles rangées entre moines à Alexandrie au IVe siècle. Mais le scandale peut prendre des formes bien différentes.
Au XVIIIe siècle, contrairement à ce que laissent croire les « égrillardises » auxquelles se sont complu les littérateurs pornographes du temps, l'Église en France est des plus vertueuses. Le célibat des prêtres est respecté, religieux et religieuses observent règle et clôture, les évêques résident dans leur diocèse et y vivent le plus souvent avec beaucoup de simplicité. L'Église du XVIIIe siècle, à quelques exceptions près, est parfaitement respectable. Et c'est précisément à cause de cette respectabilité que des événements mineurs y prennent une dimension de scandale. Un économe des Jésuites fait de mauvaises affaires sur le commerce colonial : énorme battage, procès, expulsion. Un prélat particulièrement peu éclairé sert d'intermédiaire, sans rien y comprendre, dans une escroquerie aux diamants c'est le cardinal de Rohan et l'affaire du collier de la reine : tout l'épiscopat voit sa réputation entachée. Tandis que, deux siècles plus tôt, les sommes fabuleuses qui passaient dans les mains des cardinaux d'Amboise ou d'Armagnac n'étonnaient personne.
Ce qui a fissuré l’image de l’Église du siècle des Lumières est, paradoxalement, l'exigence qu'elle s'était fixée à elle-même depuis le concile de Trente.
C'est ainsi que l'une des périodes les plus tristes de l'Église est celle qui précède le grand schisme d'Occident de quelques décennies. Le Grand Schisme (1378-1417) a certes troublé les consciences, mais moins peut-être que la fin du XIIIe siècle. De ce siècle et des conciles du Latran avait été héritée une Église forte, structurée, avec une vie intellectuelle exceptionnellement brillante et une hiérarchie des plus solides. Mais voici que la force devient dureté, l'intelligence, idéologie. Le pape se rêve roi universel n'est-il pas le « vicaire du Christ » ? et dicte ses ordres aux souverains laïcs. L'exigence théologique tourne à la suspicion. En quelques années, toute la machine se grippe. Boniface VIII menace d'excommunier Philippe le Bel, qui menace de déposer le pape, tout cela pour des raisons politiques, donc étrangères à la foi. Le désir de justice, de justesse, de perfection qui avait illuminé l'époque de Saint Louis a tourné à la rigidité. L'inflation du discours ecclésial a débouché sur le scandale. Le scandale, c'est d'avoir justifié par l'Évangile une guérilla fiscale et d'avoir fait d'un différend politique l'égal d'une hérésie. Même pas par cynisme : par errements intellectuels, par aveuglement.
Ce qui frappe l'historien dans l'examen de ces crises, en effet, c'est le contraste entre le discours de l'Église institutionnelle sur elle-même et la médiocrité de ceux qui incarnent cette institution. Le cardinal de Rohan était pieux, mais il avait le cerveau d'un sansonnet. Jean XXII était un homme à poigne, mais aussi un vieillard acariâtre et revanchard. Boniface VIII, un psychorigide de premier choix (Philippe le Bel aussi). Or, du temps de Jean XXII, pour se limiter à cet exemple, l'Église avait sur elle-même un discours splendide, un discours d'ordre, de rigueur, de sainteté. D'où le scandale de son désordre. Ce contraste scandaleux est vrai de toute institution à toute époque. Un ministre voleur, un président coucheur, et c'est la République comme telle qui est contestée. Car, quel que soit le discours que tient une institution, elle ne vaut que par les hommes qui la font. C'est là une loi qu'à toutes les époques on tend à oublier, parce qu'un légitimisme naturel conduit presque toujours les hommes et les femmes à croire qu'un évêque est éclairé parce qu'il est évêque, ou une mère supérieure, généreuse parce qu'elle est mère supérieure.
Avec ou sans mitre ou crosse, en réalité, un être humain reste un être humain. Médiocre et pécheur. La grâce du sacrement n'oblitère pas la nature humaine. Ce qui aggrave le cas de l'Église est que, contrairement à la République, elle est une institution divine. Fondée par le Christ, déclarée par lui son « corps ». Contester l'Église, pour un Boniface VIII, c'est contester Jésus lui-même, quand bien même il ne s'agirait que d'un sujet aussi médiocre que les taxes de mutation sur les diocèses. Et que l'on ne croie pas cette dérive réservée au Moyen Âge : le responsable d'une grande association scoute des années 1960, à propos d'une réforme pédagogique contestée, a écrit cette phrase terrible : « Nous faisons ce que le concile veut, ce que l'Église veut, ce que le Christ veut, lui qui est la Voie, la Vérité et la Vie. » Grand Dieu ! Cela veut-il dire que, si l'on conteste la réforme du scoutisme, on est hérétique ? Ou M. le commissaire général a-t-il pris la grosse tête ?
En somme, le scandale dans l’Église a deux sources. La première est l'acte mauvais du membre de l'Église et spécialement du ministre de l'Église. La seconde est le regard faux que l'on porte sur l'Église. On confond l'Église du Christ, toujours à naître, et qui naîtra vraiment quand tous ses membres seront saints, c'est-à-dire au Jugement dernier, avec l'institution ecclésiale, faite d'hommes et de femmes ensemble, brillants et sots, nobles et égoïstes, ardents et lâches. Et l'on fait cette confusion parce que l'Église telle qu'elle s'incarne est l'image, la seule image que nous ayons, de l'Église éternelle. Image véridique en ses saints. Mais en ses saints seulement. Cela, le XVe siècle le savait. Mais nous ?
L'Église catholique a connu bon nombre de convulsions, mais la crise actuelle est différente. D'abord à cause de sa médiatisation mondiale, qui l'accélère, qui l'aggrave, et qui contribue, probablement, à sa résolution. Ensuite, parce que ce qui scandalise aujourd'hui n'est pas ce qui scandalisait hier.
L'Histoire nous apprend que l'Église a toujours été pécheresse, dans ses individus et dans son institution. Pis : parce que sa vocation est la sainteté, elle a toujours été scandaleuse. Elle n'a jamais été à la hauteur. Elle ne peut pas l'être, parce qu'elle est faite d'hommes et de femmes imparfaits et que sa vocation est d'être corps du Christ. Elle avance, elle marche, elle tombe, elle se relève. Elle ne perd pas de vue sa vocation. Mais le chemin est long, et la route, accidentée. Si notre foi en l'Église est ébranlée, c'est que cette foi, si sincère fût-elle, était naïve. La sainteté de l'Église, comme notre propre sainteté, ne sera pleinement réalisée que le jour de notre rencontre avec le Christ. La crise d'aujourd'hui peut au moins nous faire ouvrir les yeux sur cette vérité."
Yves Combeau, 6 juin 2019, in La Vie
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