"Les hommes savent qu'ils vont mourir, mais ils ne le croient guère (…)
En ce temps d’épidémie, par-delà le confinement, chacun y va donc de sa petite stratégie d’évitement. Surtout les intellectuels. Car les intellectuels ne sont pas aussi atteints que les bistrotiers. Leur fonds de commerce n’est pas en péril (…)
Ainsi, les collapsologues font de la collapsologie ; les altermondialistes disent que c’est la fin de la mondialisation ; les mondialistes que c’est la preuve de la nécessité d’un gouvernement global ; les anti-immigration rappellent que « Restez chez vous » fut depuis toujours leur slogan ; les tenants d’un pouvoir autoritaire célèbrent la Chine et ses prescriptions drastiques, mais un professeur de l’École normale supérieure nous assure que « le meilleur remède contre l’épidémie virale, c’est la démocratie » ; les épidémiologistes vantent les mesures préventives et n’aiment pas le docteur Didier Raoult, tandis que les infectiologues cherchent des remèdes et se méfient d’Olivier Véran ; les athées en profitent pour confirmer que Dieu n’existe pas, les fondamentalistes surenchérissent pour attester que le monde n’est qu’une vallée de larmes ; les écologistes montrent le ciel bleu au-dessus de Pékin, l’eau transparente dans les canaux de Venise, les oiseaux qui reviennent dans les villes – à quand les vautours ? –, tandis que les technologistes leur rétorquent que l’on voit bien que la Nature n’est pas une mère, puisqu’elle concocte des virus destructeurs pour ses enfants (…)
Notre société rêvait hier encore d’intelligence artificielle, non de respirateur. Elle redoutait surtout les virus informatiques. Le coronavirus ne pouvait que la trouver démunie. Camus le note dans ses carnets : « La rencontre de l’administration qui est une entité abstraite et de la peste qui est la plus concrète de toutes les forces ne peut donner que des résultats comiques et scandaleux. » (…)
Ce dépouillement, loin du fantasme transhumaniste, nous rappelle à notre condition de fils et de filles de l’homme et de la femme : mortels, fragiles, peccables, pouvant espérer, par-delà la santé, un salut… Oui, nous revoici humains, repris par l’histoire humaine, au point que des textes anciens ont plus d’actualité que nos statistiques : la peste d’Athènes racontée par Thucydide, celle de Florence par Boccace, celle de Londres et de Milan respectivement par Defoe et Manzoni… Le progressisme en prend un coup. Mais l’homme d’hier redevient le frère de l’homme d’aujourd’hui. La culture apparaît plus profonde et plus neuve que l’innovation technologique. Elle exprime nos attentes éternelles."
(extrait d'un article dans La Vie, 9 avril 2020)
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