Paul Ricœur, «Prévision économique
et choix éthique», (in Esprit, Paris 1966) :
Il
ne faut pas séparer le progrès technique du mécontentement et de la révolte,
dont notre littérature et nos arts portent témoignage. Comprendre notre temps,
c’est mettre ensemble, en prise directe, les deux phénomènes : le progrès de la
rationalité et ce que j’appellerais volontiers le recul du sens. [...] Nous
touchons ici au caractère d’insignifiance qui s’attache à un projet simplement
instrumental. En entrant dans le monde de la planification et de la
prospective, nous développons une intelligence des moyens, une intelligence de
l’instrumentalité – c’est vraiment là qu’il y a progrès – mais en même temps,
nous assistons à une sorte d’effacement, de dissolution des buts. L’absence
croissante de buts dans une société qui augmente ses moyens est certainement la
source profonde de notre mécontentement. Au moment où prolifèrent le
maniable et le disponible, à mesure que sont satisfaits les besoins élémentaires
de nourriture, de logement, de loisir, nous entrons dans un monde du caprice,
de l’arbitraire, dans ce que j’appellerais volontiers le monde du geste
quelconque. Nous découvrons que ce dont manquent le plus les hommes, c’est de
justice, certes, d’amour sûrement, mais plus encore de signification. L’insignifiance
du travail, l’insignifiance du loisir, l’insignifiance de la sexualité, voilà
les problèmes sur lesquels nous débouchons (…)
Se
soustraire à la fascination de la puissance, habiter ce monde sans le dominer,
renouer une relation fraternelle aux êtres dans une sorte d’amitié franciscaine
pour la création, retrouver le gracieux, le gracié, l’imprévu, l’inouï ; c’est
ici que la communion des saints prend son sens.
(Extrait d'un article de la revue Choisir : https://www.choisir.ch)
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