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dimanche 29 septembre 2024

La baisse de la natalité en France : tendance nationale suicidaire

Selon un sondage Ifop de 2022, 30% des Françaises en âge d'avoir des enfants affirmaient ne pas en vouloir. 

Parmi les raisons avancées :

- 91% estimaient que la maternité n'était pas nécessaire à leur… épanouissement personnel 😶 ;

- 81% donnaient des raisons d'ordre climatique et politique ;

- 63% des raisons financières et familiales.


« Nous sommes entrés dans une société de l'hypercontrôle avec une projection du projet de vie, d'une maîtrise de sa vie dans tous les détails, notamment avec la publicité de sa réussite sur les réseaux sociaux (…) c'est parce qu'elle confond la naissance avec un projet que notre époque menace le règne du vivant (…)

Notre époque considère le vivant comme un stock de ressources à administrer et à maîtriser. On va gérer le corps des individus comme des réserves de gamètes.

Il faut lire le vocabulaire des techniciens de la reproduction artificielle, c'est à frémir (..) 


Cela déséquilibre tous les réseaux d'interdépendance naturelle. Je pense que c'est la même attitude, cette crise existentielle de la population occidentale, qui nous conduit actuellement à la catastrophe écologique. Cela me semblait d'ailleurs un peu paradoxal de prétendre défendre le vivant en étant engagé dans un combat écologique, tout en refoulant ce qui, en nous, nous rend vivants. C'est-à-dire précisément cette pulsion de donner, de transmettre (…)


Je pense à cette phrase de Hannah Arendt, qui écrit en pleine menace nucléaire: « La natalité est la catégorie politique par excellence. » C'est uniquement parce qu'il y a des petits nouveaux qui viennent au monde que l'on peut imaginer un avenir commun, qui soit toujours inédit (…)


Il est très intéressant de noter que l'une des rares institutions à avoir toujours dénoncé l'ingérence de l'État dans les corps est l'Église catholique. Par exemple, ses dénonciations des politiques malthusiennes dans le tiers-monde dans les années 1970. Or, j'ai découvert que dans son livre posthume, "Les aveux de la chair", publié en 2018, Michel Foucault a consacré les dix dernières années de sa vie à la lecture des Pères de l'Église, sur la question du mariage, de la procréation et de la sexualité en général. Foucault est le seul philosophe à avoir théorisé le "biopouvoir", c'est-à-dire le moment où la politique va s'immiscer dans l'intimité biologique de ses citoyens pour non plus les dominer, mais les gérer. Je m'attendais à lire sous sa plume une dénonciation de la morale sexuelle rigide de l'Église catholique. Or, c'est là que j'y ai lu les choses les plus belles sur la dignité de la procréation. Il a eu l'honnêteté intellectuelle d'aller lire les textes et de les restituer en historien avec une grande fidélité et une grande intelligence, sans forcément partager les points de vue qui étaient développés. Il nous dit ainsi que les Grecs anciens étaient beaucoup plus coercitifs sur les questions de morale sexuelle que les Pères de l'Église.

En revanche, la nouveauté, c'est que l'Église catholique va voir dans la sexualité et ensuite dans la procréation, ce que Foucault appelle un processus de subjectivation, c'est-à-dire un processus par lequel le sujet advient à lui-même et acquiert une dignité d'enfant de Dieu. Foucault cite notamment dans son livre Clément d'Alexandrie qui, au IIè siècle, écrit que la sexualité n'a pas d'abord pour but la procréation d'enfants, mais l'union des couples à l'image de Dieu. Avec Clément, Foucault montre que procréer, c'est poursuivre la création divine en donnant à Dieu des âmes à aimer. C'est superbe.

Faire un enfant, c'est rendre grâce, au sens littéral du terme. C'est-à-dire rendre à Dieu une partie des grâces reçues en lui offrant la plus belle chose que l'on puisse offrir à un dieu d'amour, c'est-à-dire un être à aimer."


Extrait d’un entretien avec Marianne Durano, auteur « Naître ou le néant: Pourquoi faire des enfants en temps d'effondrement? » (in Valeurs Actuelles, 26/09/2024)

dimanche 4 août 2024

Baudelaire vs Hugo : christianisme vs progressisme

(…) « Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé » : et le premier poème des Fleurs du mal a pour titre conjuratoire Bénédiction. Quelque chose de nouveau était apparu dans le monde, que n’avaient fait que pressentir les romantiques : l’ennui avait établi son règne. (…)  « La France, écrit Baudelaire dans un projet de préface aux Fleurs du mal , traverse une phase de vulgarité. On n’aurait jamais cru [qu’elle] irait si grand train dans la voie du progrès. » Le grand mot était lâché : le “progrès”, la grande invention des modernes pour se désennuyer. Le mot sera la principale « dissidence » entre Victor Hugo et Baudelaire : dans sa fameuse lettre de Jersey pour le remercier des Fleurs du mal , Hugo lui objecte « l’art pour le progrès », le progrès qu’il écrit ensuite avec un P majuscule ( « gloire au Progrès » ) et dont il se pose en confesseur et aspirant martyr ( « C’est pour le progrès que je souffre en ce moment et que je suis prêt à mourir »).

Avec son effrayante ingénuité, Hugo se fait le porte-voix de son siècle et d’un optimisme progressiste qui supposait contre toute raison que le progrès technique devait entraîner mécaniquement le progrès spirituel et moral, et que l’on forcerait ainsi les portes du paradis terrestre qui s’étaient refermées derrière Adam et Ève. Hugo lui-même n’a pas craint de contredire ce qui fait le mouvement de sa Légende des siècles, soit la courbe descendante de l’histoire (les dieux, les héros, les rois, puis la foule) par ses fadaises prophétiques sur le XXe siècle à venir, l’épopée humaine se résolvant pour jamais en bergerie démocratique. De même, Marx a manqué de probité à l’égard de sa propre pensée, en donnant prise à la pseudo-religion marxiste, où l’histoire, qui est une lutte impitoyable (en quoi Marx n’aurait rien eu à redire à Joseph de Maistre, lequel, avec Edgar Poe, avait « appris à raisonner » à Baudelaire), débouche tout à coup sur l’idylle de la société sans classes.

C’était trahir son anthropologie, comme l’avait noté Simone Weil : la lutte des classes étant en dernière analyse une lutte de passions, la volonté de puissance d’un côté et la volonté d’affranchissement de l’autre, s’il faut imaginer la fin de la lutte des classes, il faut imaginer aussi les tigres herbivores, et Staline au régime lacté… Les portes du paradis ne se forcent pas, le progrès technique ne fournira jamais de passe-partout et le seul progrès qui vaille dans cet ordre est « la diminution des traces du péché originel » , ce que Baudelaire a soutenu au scandale de ses contemporains – et aussi au nôtre, avouons-le : croire au péché originel représente aujourd’hui l’ultime obscénité, l’Église elle-même préférant parler d’autre chose.

« Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès . Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » « L’épaisseur de vulgarité » n’est pas autre chose que le satanisme appliqué qui rend si prosaïque – si ennuyeuse – la société bourgeoise ; Baudelaire note dans ses Fusées que « si un poète demandait à l’État le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel ». S’il va beaucoup plus loin que Flaubert, son confrère en « bourgeoisophie », c’est qu’il sent la perversité de l’ennui et quels abîmes cache la platitude : telle est la « sublime subtilité du Diable », dont la « plus belle ruse » est de « nous persuader qu’il n’existe pas ». Le monde « voulu moderne », comme disait Charles-Albert Cingria, c’est le monde affranchi de Dieu ; “l’humanisme” renaissant n’est rien d’autre que la célébration de l’homme dans son autonomie ; qu’il n’ait quitté Dieu que pour tomber dans les bras que lui ouvrait le Diable, c’est ce que sa suffisance – le Diable aidant -lui interdira de soupçonner : « Il est plus difficile aux gens de ce siècle de croire au Diable que de l’aimer. Tout le monde le sent et personne n’y croit. » L’essentiel est que tout le monde le sente…

Le progrès, tel que l’éprouve Baudelaire, et bien loin de l’empyrée hugolien, c’est « cette grande barbarie éclairée au gaz » dont les États-Unis d’Amérique sont l’avant-poste, avec leur « foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie », « qui finira par manger le Diable ». Nous voudrions bien le croire encore, mais force nous est de constater, quelle que soit notre toute-puissance, que le Diable se digère mal ; c’est tout ce qui fait le drame de nous autres post-modernes…

« C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent » : le grand marionnettiste, « Satan Trismégiste » est le dieu inconnu du monde des hommes sans Dieu. « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine » , soit en quatre mots le monde bourgeois, qui ne connaît d’autre loi que celle de l’offre et de la demande, un monde où tout s’achète et tout se vend – et le premier vers du poème introductif des Fleurs du mal a pour dernier mot « lésine » (que Baudelaire fait rimer avec « vermine » ), « épargne sordide jusque dans les moindres choses » , selon Littré, le point culminant de ce que Marx appelle « le calcul égoïste » : le contraire même de l’incessante prodigalité de la création, dont le poète est à la fois le témoin et le garant. Au monde moderne, technique et rationaliste, qui prend étourdiment pour méthode la malédiction de Nabuchodonosor ( « Tout sera compté, pesé, divisé »), le poète objecte d’instinct ce qu’Ernst Jünger définissait comme la science de la surabondance gratuite : la théologie. Le poète, qui dit le Bien pour célébrer le Beau, est un théologien à l’état natif.

C’est Hugo qui avait trouvé le mot pour qualifier le « frisson nouveau » que selon lui, Baudelaire apportait à la poésie : « macabre » ( « Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre »). Macabre, comme, aux murailles des églises médiévales, les danses où la Mort entraîne tous ceux qui lui sont promis, rois et évêques, nobles dames et gentils seigneurs, ribaudes et manants, quelle que soit leur condition passagère ; et – merveilles de l’étymologie ! – le mot selon Littré viendrait du lorrain maicaibré, qui « se dit d’une configuration fantastique des nuages », les « merveilleux nuages » chers à l’Étranger du poète…

La Danse macabre est le titre d’un des poèmes des Fleurs du mal, et il est possible que Baudelaire lui-même ait inspiré son adjectif à Victor Hugo… Les temps qui s’ouvraient ressembleraient pour lui à une danse macabre de plus en plus endiablée, puisque le Diable chorégraphe « fait toujours bien tout ce qu’il fait » : « Un gigantesque remous / Qui va chantant comme les fous / En pirouettant dans les ténèbres… » « La Muse des derniers jours », dont Baudelaire est le confident, ne lui inspire guère les visions extatiques qui faisaient vaticiner le vieil « enfant sublime » sur son rocher anglo-normand : quand « la grande barbarie éclairée au gaz » nous aura rattrapés, « la mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle » … Les grands jouets promis à l’humanité par la technique toute-puissante, les futurs vaisseaux aériens dont s’enchantait d’avance Victor Hugo seraient en eux-mêmes bien anodins s’ils n’étaient le corollaire du pire, cette atrophie spirituelle : « Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel, car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. »

« On m’a attribué tous les crimes que je racontais » : de même avait-on fait avec Joseph de Maistre en l’identifiant au bourreau dont il disait la nécessité. Vampire, assassin, possédé ; un critique trouvait que le cœur de Baudelaire avait « l’épouvantable laideur de son visage ». (…) « Ô charme d’un néant follement attifé ! » L’ironie de la Mort, toujours victorieuse de l’ennui moderne qui voudrait la nier, répétition elle-même mortellement ennuyeuse : car il y a un usage bourgeois de Baudelaire, et ce n’est peut-être pas pour rien que le siècle de l’ennui, qui n’a jamais abjuré son nihilisme originel, en a fait un de ses classiques. « Quelle postérité, se demande Andrea Schellino à la fin de sa préface, pour un poète qui se réfugie dans la solitude et qui cultive le malentendu et la contradiction ? » Quelle postérité autre que paradoxale, si « l’hypocrisie » du lecteur, dénoncée par le poème liminaire, est le gage de sa similitude – de sa fraternité – avec l’auteur ?

(Extrait d’un article de Philippe Barthelet dans Valeurs Actuelles, 21/07/2024 : "« Baudelaire, œuvres complètes » et « Album Charles Baudelaire », de Stéphane Guégan, le poète allé au diable")

dimanche 21 avril 2024

"Oppenheimer" : je n'ai pas supporté la vision jusqu'au bout

Le film d’un réalisateur fasciné par un monde qui le dépasse et qui veut pourtant se positionner comme un être supérieur. 

Grosses ficelles (l’élocution d’Oppenheimer), arrogance de l'écriture (des dialogues en particulier, qui claquent sentencieusement sans se répondre vraiment, genre Asperger’ style), boursouflures formelles (espace et temps, avec un montage inutilement emberlificoté). 

Comme le très apprécié critique Laurent Dandrieu, je regrette « les confusions temporelles où l’on se perd, les personnages multiples qu’on a négligé de nous présenter avec précision et des représentations (…) d’une lourdeur kilotonnique ».


Que ce film ait raflé les Oscars est déprimant… 

Mais finalement chaque époque produit ses Oscars de pacotille (je me souviens de The English Patient en 1996, dont le sacre hollywoodien m’avait ouvert les yeux). 

mardi 9 avril 2024

Politesse et politique ont les mêmes finalités

"(…) 
il est toujours risqué de se croire plus malin que tous ceux qui vous ont précédé.
Dans un monde qui sur tant de plans a sombré dans la brutalité, la vulgarité, l’ignorance et l’égoïsme radical, il y a effectivement nombre de choses belles, raffinées et civilisées qui paraissent désuètes. Sans doute la politesse est-elle de celles-là. Or, malheureusement, c’est notamment parce qu’elle semble désuète que notre monde en est arrivé là, son rôle particulier – comme son nom l’indique – étant justement de “polir” les rapports entre les personnes afin de les rendre plus fluides, moins rugueux, d’éviter les frottements et, de là, les conflits et même les violences que risque sinon d’engendrer la vie quotidienne (…)

Autour de Mai 68, une majorité de Français déclarait la politesse ringarde, dépassée, voire oppressive, bourgeoise et patriarcale. Mais la tendance s’est inversée au cours des années 1980, (…)

(…) une vieille règle des traités de savoir-vivre, selon laquelle on ne parle pas de politique à table : non parce que cela serait inconvenant ou gênant, comme d’y causer de sexe ou d’argent, mais parce que les questions politiques, au sens large du terme, sont de celles qui suscitent les oppositions les plus fortes, qui échauffent les esprits, excitent les passions et qui, par conséquent, risquent de conduire des personnes parfaitement bien élevées à se comporter comme des sauvages. Quand on parle politique, la sociabilité est plus menacée que jamais, notamment à table, lieu pacifié par excellence et intégralement régi par les normes de la bienséance, comme je le rappelle longuement dans mon livre (…)

(…) contrairement à ce que pouvaient déclarer certains prophètes naïfs comme Victor Hugo, la mise en place de la démocratie n’entraîne pas un apaisement définitif des rapports politiques. Notamment dans la mesure où, centrée autour de la compétition électorale, la démocratie est un système où la lutte ne cesse jamais et où, par conséquent, les violences symboliques, les impolitesses, les atteintes à la civilité inhérentes à cette lutte sont de tous les instants (…)
Les historiens politiques ont ainsi pu démontrer qu’au Parlement, le pic de l’impolitesse coïncide avec l’apogée de ses pouvoirs, sous la IIIe République, tandis qu’à l’inverse, le Parlement muselé et rationalisé de la Ve République semble plus poli qu’aucun de ses prédécesseurs, surtout lorsque le président de la République bénéficie de l’appui d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale et qu’il est ainsi le seul maître du jeu."

(Extraits d'un entretien avec Frédéric Rouvillois dans Valeurs Actuelles, 4/04/2024)

jeudi 4 avril 2024

Entretien avec l'amiral Philippe de Gaulle - Mars 1988

Quand vous entendez François Mitterrand prêcher l’unité nationale et ses lieutenants comparer sa philosophie du rassemblement à celle du Général, quelle est votre réaction ?

François Mitterrand n’a jamais été un homme de rassemblement et son hostilité au général de Gaulle fut la donnée permanente de toute son action politique. Pire : il a contribué, dès la Libération, à faire échouer le rassemblement des Français.
Mon père, pourtant, lui avait donné sa chance dès ce moment-là : on ne rappelle pas assez que Mitterrand fut secrétaire général aux prisonniers de guerre dans son gouvernement, dès août 1944. Pour lui faciliter la tâche, le Général alla même jusqu’à demander à son propre neveu, Michel Cailliau, de fondre le réseau Charette qu’il animait alors dans le Mouvement national des prisonniers, que voulait diriger Mitterrand.
Qu’a fait ce dernier ? Il s’est servi de ses fonctions à des fins démagogiques (et Dieu sait s’il était facile d’exploiter l’amertume des prisonniers qui rentraient sans argent, sans métier, sans famille parfois !). Puis il les a poussés à défiler en signe de protestation dans les rues de Paris ! Il fut promptement rappelé à l’ordre par mon père, qui dut lui signifier que l’organisation de telles manifestations était incompatible avec ses fonctions officielles et l’état de guerre de la France.
Voilà tout Mitterrand : susciter des monômes pendant que l’ennemi occupe encore une bonne partie du territoire !
C’est dès l’origine par conséquent que François Mitterrand s’est séparé du général de Gaulle : il a ainsi manqué de s’insérer dans une trame historique qu’il ne peut revendiquer sans tromper le pays…

Quelle est donc votre conception du rassemblement ?

Quand le général de Gaulle appelait les Français à se rassembler, ce n’était pas un artifice destiné à grappiller des voix avant une échéance électorale. Il leur demandait de faire abstraction pour un temps de leurs différences et de leurs origines partisanes pour défendre ensemble la patrie en danger.
Que fut l’épopée de la France libre, sinon la longue marche d’une minorité d’hommes que tout séparait, si ce n’est la certitude qu’ils réuniraient un jour une majorité de Français ? Pensez aux drames de 1940 : les Anglais bombardant la flotte française à Mers el-Kébir ; des Français tirant à Dakar sur d’autres Français envoyés en parlementaires !
Tout cela n’a pas empêché la poignée d’hommes que nous étions d’œuvrer obstinément pour la restauration de l’indépendance française en dépit de tout ce qui pouvait nous opposer à ceux que nous rencontrions au fur et à mesure.

Vous avez servi vous-même dans le régiment blindé de fusiliers marins de la division Leclerc. Or, ce régiment était composé d’hommes qui avaient combattu contre les Anglais et avaient chanté Maréchal, nous voilà !. Comment aviez-vous vécu ces différences ?

Quand je me suis engagé dans ce régiment de la 2e DB, j’étais le seul homme provenant des Forces françaises libres. Aucun autre n’appartenait aux rangs gaullistes. Voilà qui n’a pas été de tout repos dans les premiers temps, mais qui nous a renforcés, tous autant que nous étions, dans la conviction qu’il fallait dépasser nos origines politiques pour tendre vers un objectif supérieur.
L’esprit de la Résistance n’était pas différent : quoi de commun entre les socialistes qu’on y rencontrait, les maurrassiens qui s’y ralliaient, et les communistes qui y sont venus à partir de 1941 ?

En 1946, le clivage entre droite et gauche s’est reconstitué. Le général de Gaulle a réclamé la réforme des institutions. Comment définiriez-vous aujourd’hui la droite et la gauche ?

Il est vrai que, pour mon père, les notions de droite et de gauche signifiaient peu de choses face aux impératifs historiques du redressement. Il n’est pas faux non plus qu’il y eut chez les gaullistes des gens pour se proclamer de gauche et d’autres qui se voulaient plus conservateurs. Mais ces différences de sensibilités ne se sont jamais traduites en termes politiques. Quand des “gaullistes de gauche” comme Louis Vallon, René Capitant ou le général Billotte se présentaient à une élection quelconque, il y avait toujours en face d’eux un socialiste ou un communiste qui incarnaient un autre choix de société.

Ce qui veut tout de même dire que deux conceptions du monde coexistent dans la vie politique française…

Oui, mais elles tiennent surtout à la conception de l’homme que se font les uns et les autres. Aujourd’hui comme hier, il y a ceux qui veulent une société de liberté et ceux qui ne conçoivent le gouvernement des hommes que par le nivellement.
La droite, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, se bat pour une société d’initiative, sanctionnée par une règle du jeu commune qui permet à tous les citoyens de se développer selon leurs aptitudes.
La gauche, à l’inverse, voudrait créer un type d’homme unique, formé par la contrainte cachée par la démagogie : c’est une forme moderne du servage, puisqu’elle conduit les citoyens à s’en remettre aux choix d’une oligarchie d’appareil qui décide à leur place de ce qui est bon pour eux.
Là réside le clivage presque théologique qui nous sépare des socialistes : c’est parce que nous savons que tout ne peut pas être réglé par l’homme et que le monde est foncièrement inégalitaire que nous voulons l’améliorer en nous servant des meilleurs pour tirer les autres vers le haut. Telle n’est pas la conception de la gauche, qui, à l’instar de la fable de La Fontaine, préfère couper la queue de tous les renards pour rendre la masse identique à celui qui n’en a pas.
En refusant d’admettre que le sort est maître de beaucoup de choses et que ce qui est inégal chez les hommes est souvent déterminé de façon transcendantale au-delà de leurs choix et même de leur compréhension, les socialistes refusent en fait le libre développement de l’homme qu’au nom d’une égalité mythique ils veulent, par la contrainte ou la résignation, fondre dans un système collectiviste aseptisé par la doctrine.

Un autre clivage ne sépare-t-il pas ceux qui croient encore à la France et ceux qui n’y croient plus ? Ceux qui fondent leur action sur le socle national et ceux pour qui la notion de patrie est dépassée ?

Ce clivage existe tout à fait. Il est le lot de toutes les périodes où la décadence menace. Refuser l’identité nationale et l’effort qu’elle impose aux vrais citoyens est une fuite en avant qui ne présage rien de bon pour l’avenir. Fermer les yeux sur la lutte biologique qui oppose les nations et les systèmes politiques, c’est se mettre en position d’être vaincu par plus fort que soi. C’est sacrifier sa liberté à des mythes sans fondement…

N’est-ce pas ce que risquent de faire ceux qui mènent campagne à la fois pour la société multiculturelle et pour le vote des étrangers ?
C’est détruire l’identité française que de pousser les gens à affirmer leurs différences et à refuser l’assimilation. Notre pays n’a été grand que parce qu’il a offert un creuset culturel commun aux vagues d’immigrants qui ont accepté de s’y fondre. L’assimilation, c’est le contraire de la société multiculturelle que souhaitent les socialistes.
L’exemple du malheureux Liban nous montre ce qu’il advient des États qui admettent que des communautés n’obéissant pas à sa loi s’installent et se développent en son sein.

Face à la gauche, dont vous venez de décrire la philosophie, la majorité RPR-UDF dispose, en gros, de 45 % des voix. Elle ne peut gagner l’élection présidentielle sans obtenir le report des suffrages qui, jusqu’à présent, se sont portés sur le Front national. Comment résoudre cette équation ?

Les électeurs du Front national appartiennent à deux catégories : une petite minorité d’irréductibles qui refusent par principe le système en place. Et je dirai même : la République quelle qu’elle soit. Ce sont des gens qui ont souffert, ont été victimes d’injustices ou ont été marqués par les cicatrices de l’histoire.
Mais la grande majorité des électeurs du Front national savent où se trouve leur intérêt : s’ils reprochent au RPR et à l’UDF de ne pas être allés assez loin dans certains domaines (l’immigration en particulier), ce n’est pas pour se jeter au deuxième tour dans les bras d’un parti qui incarne l’inverse de leur philosophie.

Vous-même, pourquoi vous être engagé à 66 ans dans le combat électoral ?

C’est l’importance décisive de l’échéance présidentielle qui m’a décidé. Après quarante-deux ans et demi de métier militaire, j’aurais pu profiter de la retraite en taillant mes rosiers. Mais le choix de société qui nous est imposé m’a semblé si profond et ses implications tellement graves, que je n’avais en fait qu’une unique solution : m’engager au côté de Jacques Chirac.

(in Valeurs actuelles)

Philippe de Gaulle est décédé le 13 mars 2024, aux Invalides, à 102 ans.
Fils du général de Gaulle, mais marin, jusqu’au grade d’amiral, exerçant les fonctions d’inspecteur général de la marine,  il fut ensuite sénateur de Paris (1986-2004).
Il était grand-croix de la Légion d’honneur et grand-croix de l’ordre national du Mérite. 

lundi 12 février 2024

Antonin Artaud - Correspondance avec Jacques Rivière

Jacques Rivière
Le seule remède à la folie, c'est l'innocence des faits.

Antonin Artaud
Cette inadaptation à l'objet, qui caractérise toute la littérature, est chez moi une inapplication à la vie. Je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce n'est pas une simple attitude d'esprit.

Il ne faut pas trop se hâter de juger les hommes, il faut leur faire crédit jusqu'à l'absurde, jusqu'à la lie.

Jacques Rivière
Comment distinguerons-nous nos mécanismes intellectuels ou moraux, si nous n'en sommes pas temporairement privés ? Ce doit être la consolation de ceux qui expérimentent ainsi à petits coups la mort qu'ils sont les seuls à savoir un peu comment la vie est faite.

dimanche 11 février 2024

Sur la littérature - Antoine Compagnon

"La littérature, suggère Montaigne, est une pensée hasardeuse, une pensé à la recherche de soi…

(…) l'aventure sans laquelle il n'y a pas de littérature.

(…) il appartient à la littérature de comprendre seulement jusqu'à un certain point, de demeurer dans les marges de la pensée et se suspendre le jugement."