Avec son effrayante ingénuité, Hugo se fait le porte-voix de son siècle et d’un optimisme progressiste qui supposait contre toute raison que le progrès technique devait entraîner mécaniquement le progrès spirituel et moral, et que l’on forcerait ainsi les portes du paradis terrestre qui s’étaient refermées derrière Adam et Ève. Hugo lui-même n’a pas craint de contredire ce qui fait le mouvement de sa Légende des siècles, soit la courbe descendante de l’histoire (les dieux, les héros, les rois, puis la foule) par ses fadaises prophétiques sur le XXe siècle à venir, l’épopée humaine se résolvant pour jamais en bergerie démocratique. De même, Marx a manqué de probité à l’égard de sa propre pensée, en donnant prise à la pseudo-religion marxiste, où l’histoire, qui est une lutte impitoyable (en quoi Marx n’aurait rien eu à redire à Joseph de Maistre, lequel, avec Edgar Poe, avait « appris à raisonner » à Baudelaire), débouche tout à coup sur l’idylle de la société sans classes.
C’était trahir son anthropologie, comme l’avait noté Simone Weil : la lutte des classes étant en dernière analyse une lutte de passions, la volonté de puissance d’un côté et la volonté d’affranchissement de l’autre, s’il faut imaginer la fin de la lutte des classes, il faut imaginer aussi les tigres herbivores, et Staline au régime lacté… Les portes du paradis ne se forcent pas, le progrès technique ne fournira jamais de passe-partout et le seul progrès qui vaille dans cet ordre est « la diminution des traces du péché originel » , ce que Baudelaire a soutenu au scandale de ses contemporains – et aussi au nôtre, avouons-le : croire au péché originel représente aujourd’hui l’ultime obscénité, l’Église elle-même préférant parler d’autre chose.
« Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès . Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » « L’épaisseur de vulgarité » n’est pas autre chose que le satanisme appliqué qui rend si prosaïque – si ennuyeuse – la société bourgeoise ; Baudelaire note dans ses Fusées que « si un poète demandait à l’État le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel ». S’il va beaucoup plus loin que Flaubert, son confrère en « bourgeoisophie », c’est qu’il sent la perversité de l’ennui et quels abîmes cache la platitude : telle est la « sublime subtilité du Diable », dont la « plus belle ruse » est de « nous persuader qu’il n’existe pas ». Le monde « voulu moderne », comme disait Charles-Albert Cingria, c’est le monde affranchi de Dieu ; “l’humanisme” renaissant n’est rien d’autre que la célébration de l’homme dans son autonomie ; qu’il n’ait quitté Dieu que pour tomber dans les bras que lui ouvrait le Diable, c’est ce que sa suffisance – le Diable aidant -lui interdira de soupçonner : « Il est plus difficile aux gens de ce siècle de croire au Diable que de l’aimer. Tout le monde le sent et personne n’y croit. » L’essentiel est que tout le monde le sente…
Le progrès, tel que l’éprouve Baudelaire, et bien loin de l’empyrée hugolien, c’est « cette grande barbarie éclairée au gaz » dont les États-Unis d’Amérique sont l’avant-poste, avec leur « foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie », « qui finira par manger le Diable ». Nous voudrions bien le croire encore, mais force nous est de constater, quelle que soit notre toute-puissance, que le Diable se digère mal ; c’est tout ce qui fait le drame de nous autres post-modernes…
« C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent » : le grand marionnettiste, « Satan Trismégiste » est le dieu inconnu du monde des hommes sans Dieu. « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine » , soit en quatre mots le monde bourgeois, qui ne connaît d’autre loi que celle de l’offre et de la demande, un monde où tout s’achète et tout se vend – et le premier vers du poème introductif des Fleurs du mal a pour dernier mot « lésine » (que Baudelaire fait rimer avec « vermine » ), « épargne sordide jusque dans les moindres choses » , selon Littré, le point culminant de ce que Marx appelle « le calcul égoïste » : le contraire même de l’incessante prodigalité de la création, dont le poète est à la fois le témoin et le garant. Au monde moderne, technique et rationaliste, qui prend étourdiment pour méthode la malédiction de Nabuchodonosor ( « Tout sera compté, pesé, divisé »), le poète objecte d’instinct ce qu’Ernst Jünger définissait comme la science de la surabondance gratuite : la théologie. Le poète, qui dit le Bien pour célébrer le Beau, est un théologien à l’état natif.
C’est Hugo qui avait trouvé le mot pour qualifier le « frisson nouveau » que selon lui, Baudelaire apportait à la poésie : « macabre » ( « Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre »). Macabre, comme, aux murailles des églises médiévales, les danses où la Mort entraîne tous ceux qui lui sont promis, rois et évêques, nobles dames et gentils seigneurs, ribaudes et manants, quelle que soit leur condition passagère ; et – merveilles de l’étymologie ! – le mot selon Littré viendrait du lorrain maicaibré, qui « se dit d’une configuration fantastique des nuages », les « merveilleux nuages » chers à l’Étranger du poète…
La Danse macabre est le titre d’un des poèmes des Fleurs du mal, et il est possible que Baudelaire lui-même ait inspiré son adjectif à Victor Hugo… Les temps qui s’ouvraient ressembleraient pour lui à une danse macabre de plus en plus endiablée, puisque le Diable chorégraphe « fait toujours bien tout ce qu’il fait » : « Un gigantesque remous / Qui va chantant comme les fous / En pirouettant dans les ténèbres… » « La Muse des derniers jours », dont Baudelaire est le confident, ne lui inspire guère les visions extatiques qui faisaient vaticiner le vieil « enfant sublime » sur son rocher anglo-normand : quand « la grande barbarie éclairée au gaz » nous aura rattrapés, « la mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle » … Les grands jouets promis à l’humanité par la technique toute-puissante, les futurs vaisseaux aériens dont s’enchantait d’avance Victor Hugo seraient en eux-mêmes bien anodins s’ils n’étaient le corollaire du pire, cette atrophie spirituelle : « Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel, car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. »
« On m’a attribué tous les crimes que je racontais » : de même avait-on fait avec Joseph de Maistre en l’identifiant au bourreau dont il disait la nécessité. Vampire, assassin, possédé ; un critique trouvait que le cœur de Baudelaire avait « l’épouvantable laideur de son visage ». (…) « Ô charme d’un néant follement attifé ! » L’ironie de la Mort, toujours victorieuse de l’ennui moderne qui voudrait la nier, répétition elle-même mortellement ennuyeuse : car il y a un usage bourgeois de Baudelaire, et ce n’est peut-être pas pour rien que le siècle de l’ennui, qui n’a jamais abjuré son nihilisme originel, en a fait un de ses classiques. « Quelle postérité, se demande Andrea Schellino à la fin de sa préface, pour un poète qui se réfugie dans la solitude et qui cultive le malentendu et la contradiction ? » Quelle postérité autre que paradoxale, si « l’hypocrisie » du lecteur, dénoncée par le poème liminaire, est le gage de sa similitude – de sa fraternité – avec l’auteur ?
(Extrait d’un article de Philippe Barthelet dans Valeurs Actuelles, 21/07/2024 : "« Baudelaire, œuvres complètes » et « Album Charles Baudelaire », de Stéphane Guégan, le poète allé au diable")
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire