"(…) il est toujours risqué de se croire plus malin que tous ceux qui vous ont précédé. Dans un monde qui sur tant de plans a sombré dans la brutalité, la vulgarité, l’ignorance et l’égoïsme radical, il y a effectivement nombre de choses belles, raffinées et civilisées qui paraissent désuètes. Sans doute la politesse est-elle de celles-là. Or, malheureusement, c’est notamment parce qu’elle semble désuète que notre monde en est arrivé là, son rôle particulier – comme son nom l’indique – étant justement de “polir” les rapports entre les personnes afin de les rendre plus fluides, moins rugueux, d’éviter les frottements et, de là, les conflits et même les violences que risque sinon d’engendrer la vie quotidienne (…)
Autour de Mai 68, une majorité de Français déclarait la politesse ringarde, dépassée, voire oppressive, bourgeoise et patriarcale. Mais la tendance s’est inversée au cours des années 1980, (…)
(…) une vieille règle des traités de savoir-vivre, selon laquelle on ne parle pas de politique à table : non parce que cela serait inconvenant ou gênant, comme d’y causer de sexe ou d’argent, mais parce que les questions politiques, au sens large du terme, sont de celles qui suscitent les oppositions les plus fortes, qui échauffent les esprits, excitent les passions et qui, par conséquent, risquent de conduire des personnes parfaitement bien élevées à se comporter comme des sauvages. Quand on parle politique, la sociabilité est plus menacée que jamais, notamment à table, lieu pacifié par excellence et intégralement régi par les normes de la bienséance, comme je le rappelle longuement dans mon livre (…)
(…) contrairement à ce que pouvaient déclarer certains prophètes naïfs comme Victor Hugo, la mise en place de la démocratie n’entraîne pas un apaisement définitif des rapports politiques. Notamment dans la mesure où, centrée autour de la compétition électorale, la démocratie est un système où la lutte ne cesse jamais et où, par conséquent, les violences symboliques, les impolitesses, les atteintes à la civilité inhérentes à cette lutte sont de tous les instants (…)
Les historiens politiques ont ainsi pu démontrer qu’au Parlement, le pic de l’impolitesse coïncide avec l’apogée de ses pouvoirs, sous la IIIe République, tandis qu’à l’inverse, le Parlement muselé et rationalisé de la Ve République semble plus poli qu’aucun de ses prédécesseurs, surtout lorsque le président de la République bénéficie de l’appui d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale et qu’il est ainsi le seul maître du jeu."
(Extraits d'un entretien avec Frédéric Rouvillois dans Valeurs Actuelles, 4/04/2024)
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