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vendredi 7 février 2020

Deux siècles de liaisons françaises

"« Nous nous sommes tant aimés… » Au cours des deux derniers siècles, la France s’est elle aussi séparée de territoires avec lesquels elle avait noué des relations diplomatiques, économiques et, surtout, affectives.

L’histoire de France est traversée de conquêtes territoriales, tant au sein de ses propres frontières qu’à l’étranger, en Afrique et en Asie. L’État jacobin, au fil de son histoire, a assimilé les régions et leurs particularismes – parfois brutalement, comme ce fut le cas en Bretagne. Puissance coloniale, elle a exporté sa langue, sa culture, ses forces économiques et, bien sûr, sa vision du monde : les Droits de l’homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Parfois, ces histoires se sont soldées par des divorces. La Vie décrypte trois exemples de ruptures douloureuses pour notre pays.

L’Alsace-Lorraine : un trophée de guerre

1648 : traités de Westphalie. L’Alsace est rattachée au royaume de France, conséquence d’une lutte militaire et politique menée par Richelieu et Mazarin, qui veulent établir des frontières naturelles (Alpes, Pyrénées et Rhin). Les Alsaciens s’assimilent rapidement. Ils se révèlent très patriotes, à l’image de généraux hors du commun, comme Kléber et ­Kellermann. La région connaît un décollage industriel majeur sous le Second Empire ; elle attise la convoitise du voisin allemand. En 1870, Napoléon III, très malade, se laisse entraîner dans une guerre désastreuse par le rusé Bismarck, dont l’armée est deux fois plus nombreuse. Avec la défaite de Sedan, le 2 septembre 1870, l’empereur affaibli capitule ; la IIIe République est proclamée le 4 septembre.
Bismarck exige la cession du territoire. Le déchirement est localement si terrible que plus de 150 000 Alsaciens envisagent de quitter le territoire pour Paris, mais aussi pour l’Algérie, récente colonie de peuplement. Les Allemands tentent de conquérir les cœurs en choyant les services publics et en développant les infrastructures médicales et scolaires. Mais le régime autoritaire et militariste déplaît aux Alsaciens.
En 1914, les soldats français veulent reconquérir ce territoire perdu, dont la nostalgie fut cultivée par la République, notamment dans le Tour de la France par deux enfants, manuel scolaire publié en 1877. Les Alsaciens sont incorporés de force dans l’armée allemande, avant de fêter la victoire et le rattachement à la France en 1918. L’administration de la IIIe République reprend place. Le gouvernement, souhaitant encourager le sentiment patriotique très fort des Alsaciens, leur laisse deux spécificités : le Concordat, hérité de Napoléon Ier et conservé pendant l’annexion allemande ; un régime spécifique de Sécurité sociale.
La Seconde Guerre mondiale creuse à jamais le fossé entre Alsaciens et Allemands. Les Alsaciens, en âge de porter les armes, sont mobilisés d’office, ­incorporés dans la Wehrmacht et envoyés sur tous les fronts, obligés de se battre contre la France et ses alliés. Ces « malgré-nous » resteront une blessure intime longue à cicatriser. Le traité de l’Élysée, en 1963, entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, l’établissement du Parlement européen à Strasbourg, les échanges économiques et commerciaux frontaliers et la construction européenne ont progressivement aidé à la réconciliation.

L’Algérie : une si difficile réconciliation

1830. Le roi Charles X est en difficulté avec une majorité libérale qui rejette la royauté. Rien de mieux qu’une guerre extérieure pour consolider sa légitimité ! Alors que le dey d’Alger, sous domination ottomane, reprend ses attaques de navires occidentaux en Méditerranée, le souverain français envoie un corps expéditionnaire de 30 000 hommes de l’autre côté de la mer. Suivent de longues années d’hésitation : que faire de ce territoire ? La II e République, en 1848, tranche la question : l’Algérie est divisée en trois départements rattachés à la France et devient une colonie de peuplement. Cent mille Européens y débarquent : des Français, mais aussi des Espagnols et des Italiens. On leur donne des terres gratuites à défricher. En 1865, Napoléon III propose que les indigènes musulmans, comme on les appelle alors, deviennent eux aussi citoyens français, à condition qu’ils renoncent au droit coranique. C’est un échec : entre 1865 et 1872, seuls 10 000 d’entre eux acceptent.
Sur place, les populations cohabitent sans se mélanger. Le colon français fait œuvre sanitaire en éradiquant les pandémies annuelles de peste, de choléra, de paludisme. Il fait œuvre éducative et apporte des infrastructures. Ainsi, en 1954, on compte 54 000 km de routes, 5 000 de voies ferrées, 14 barrages et une vingtaine de ports. Les « indigènes » combattent pour la patrie pendant les deux guerres mondiales.
Dans les grandes villes, une élite, dont le chef nationaliste Ferhat Abbas, veut croire que le pays des Droits de l’homme finira par leur accorder des droits civiques. Mais l’explosion démographique algérienne, avec 9 millions d’Algériens en 1962 pour 3,4 millions en 1886, oblitère les idéaux universalistes. La victoire de ­l’Allemagne nazie en 1940, comme la perte de l’Indochine, abat le mythe d’une France invincible. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945 attisent la méfiance des Algériens à l’égard de la puissance coloniale. À l’automne 1954, le Front de libération nationale (FLN) organise des attaques dans tout le pays. C’est le début d’une guerre fratricide, dont il a fallu attendre 1999 pour qu’elle soit nommée « guerre » dans les documents de la République, et non plus de manière euphémique « opération de maintien de l’ordre ». « La France multiplie les erreurs, commente l’historien Dimitri Casali. C’est un gros gâchis, une histoire d’amour et d’amitié trahie et bafouée. »
Début 1962, les pieds-noirs entament leur long exode vers la France. En juillet, les Algériens fêtent leur indépendance. À Alger, à Oran, dans toutes les villes désormais algériennes, aux noms des héros français des guerres mondiales et des symboles du rayonnement culturel – Victor-Hugo, Camille-Saint-Saëns, etc. – se substituent peu à peu ceux des moudjahidin et de figures du monde arabe. Philippeville, Nemours, Orléansville, entre autres, sont débaptisées.
La présence française s’estompe. Mais les conséquences de cette guerre restent vives. Elles se font sentir pendant la décennie noire : dans les années 1990, les attentats s’exportent sur le territoire français. Et alors que le « hirak », vaste mouvement populaire, depuis février 2019, traverse le pays et conteste Abdelaziz Bouteflika et les membres du pouvoir en place, le gouvernement français reste plus que discret, comme tétanisé par ses impérities passées et par ce grand pays africain, dont il fut si proche.

La Serbie : une rupture d’alliance

Entre la France et la Serbie, l’histoire commence au XIXe siècle. Les écrivains romantiques français s’enthousiasment pour ce pays slave orthodoxe des ­Balkans, qui s’est soulevé à plusieurs reprises contre l’oppression turque. Lamartine s’y rend. Hugo signe une célèbre exhortation, Pour la Serbie, en 1876« Où s’arrêtera-t-on ? Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation ? »
De leur côté, les élites serbes se piquent de franco­philie, à l’exemple du roi Pierre Ier, engagé dans la Légion étrangère lors de la guerre franco-prussienne, en 1870. En cultivant son amitié avec la Serbie, Paris se rapproche de la Russie, protectrice des Serbes. La Grande Guerre scelle l’alliance des deux peuples. En 1916, la marine française évacue les ­soldats et les civils serbes en déroute. Mêlés à l’Armée française d’Orient, commandée par le général ­Franchet d’Espèrey, les Serbes libèrent leur patrie dans une offensive fulgurante en 1918, qui précipite la fin du conflit. Cette fraternité d’armes a été inscrite dans le bronze du Monument pour la France, inauguré en 1930 à Belgrade. Sur le socle d’une virile statue de Marianne, on peut lire : « Aimons la France comme elle nous a aimés. 1914-1918. »
Moins liée à la France, la Yougoslavie communiste s’effondre en 1991 dans les guerres ethniques. Une défiance apparaît à Paris contre les Serbes, jugés uniques responsables. François Mitterrand refuse cependant de se retourner contre l’allié historique. « Moi vivant, jamais, vous m’entendez bien, jamais la France ne fera la guerre à la Serbie », déclare-t-il lors d’un dîner de gala à l’Élysée, en 1993. Tout change avec Jacques Chirac : la France participe aux frappes de l’Otan contre les Serbes de Bosnie, en 1995, puis contre la Serbie elle-même, en 1999. Un sentiment de trahison inonde Belgrade. Le Monument pour la France est voilé de noir, et le centre culturel français saccagé par la foule, malgré le courage d’étudiants francophiles qui cachent sa bibliothèque. Dès 2000, les relations diplomatiques sont rétablies, mais la plaie affective est profonde. « Pourquoi nous avoir bombardés ? », demande-t-on encore au voyageur français.
Bien que l’amitié franco-serbe soit toujours cultivée dans certains cercles intellectuels et politiques, Paris a reconnu l’indépendance de la province serbe du Kosovo en 2008. Nonobstant sa visite réussie à ­Belgrade en juillet 2019, Emmanuel Macron devra donc fournir davantage de preuves d’amour s’il veut que la France puisse reconquérir le cœur serbe."
(Article d'Olivia Elkaim, avec Piere Joda, in La Vie, 30/01/2020)

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