Nombre total de pages vues

vendredi 13 décembre 2019

"Franz Jägerstätter, objecteur de conscience magnifique"

"La "Vie cachée", du film de Terrence Malick, c'est lui. Retour sur l'histoire vraie d'un homme qui a refusé de sacrifier sa liberté intérieure face au nazisme.

« Un peu avant minuit, j'étais au lit sans dormir, même si je n'étais pas malade. Soudain, alors que j'étais dans un demi-sommeil, on me montra un beau train qui serpentait sur une montagne. En plus des adultes, il y avait beaucoup de jeunes gens qui accouraient de toutes parts pour grimper dans le train, on n'arrivait presque pas à les arrêter. Puis soudain, une voix me dit : "Ce train conduit en enfer." » Une nuit de janvier 1938, Franz Jägerstätter, un paysan autrichien, fait ce cauchemar étrange. S'il peine à en décrypter le sens sur le moment, la marche de l'Histoire lui en fournit bientôt la clé de lecture : ce train, c'est le national-socialisme, qui, dans les années 1930, répand ses métastases dans le corps social autrichien et précipite le pays dans les ténèbres.

À la veille de l'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie en mars 1938, c'est un fermier venu d'un bourg perdu au milieu des forêts, Sankt-Radegund - à 30 km de Braunau-am-Inn, la ville natale de Hitler - qui a l'une des visions les plus claires de l'avenir de son pays. Ce rêve, évoqué par Terrence Malick dans Une vie cachée, Franz Jägerstätter ne le raconte que quelques années plus tard, dans ses carnets, au moment où il refuse de se battre dans l'armée du IIIe Reich. Ce choix de l'objection de conscience n'est pas banal à une époque où, terrorisés, les habitants de son village ont massivement voté pour l'annexion de l'Autriche à l'Allemagne - le résultat des urnes donne le « oui » à 100% des voix, en dépit du « non » de Franz, comme le relève Cesare G. Zucconi, germaniste et secrétaire général de Sant'Egidio, dans son excellent ouvrage Christ ou Hitler ? Vie du bienheureux Franz Jägerstätter (DDB) - et où les évêques, non moins affolés, adoptent une position ambiguë.
En effet, si en 1933 l'épiscopat affirme qu'en Autriche le national-socialisme est « inconciliable avec la conscience catholique », le vent tourne après l'Anschluss. À la veille du dimanche des Rameaux, jour du référendum sur l'annexion, les évêques autrichiens, qui espèrent trouver un accord avec les nazis pour assurer la liberté de l'Église, déclarent que « grâce à l'action du national-socialisme, le danger du bolchevisme sans Dieu, qui détruit tout, a été conjuré ». Les évêques disent alors vouloir « accompagner cette œuvre avec les meilleures bénédictions pour l'avenir et exhortent les fidèles dans ce sens ».
Au Vatican, on est effaré par ces paroles. Les effets ne sont pas moins désastreux sur le peuple catholique local. Cesare G. Zucconi rapporte le témoignage du recteur du séminaire diocésain d'Innsbruck sur le mouvement de foule qui a suivi la lecture de cette déclaration en chaire : « Un nombre non négligeable de fidèles ont quitté l'église en signe de protestation. Certains, même des hommes, ont pleuré. Un simple homme du peuple m'a dit que des martyrs, parmi les évêques, il n'y en a pas, autrement ils n'auraient pas signé cette déclaration. » Franz Jägerstätter est dévasté par la tournure que prennent les événements. Pour lui, l'Église catholique s'est laissée « emprisonner », et tant qu'un « non » sonore ne viendra pas effacer ce « oui » de l'humiliation, « il n'y aura pas de samedi saint ». S'il comprend la peur du clergé et explique l'attitude des évêques par la volonté d'épargner des représailles aux fidèles, il est convaincu que c'est une erreur : « Je crois que, du point de vue de la véritable foi catholique, on ne se porterait pas plus mal dans notre pays si même il n'y avait plus une seule église ouverte et si des milliers de gens avaient offert leur sang et leur vie pour le Christ et pour la foi, plutôt que d'assister en silence à cette erreur qui se répand de plus en plus. »
Ce « non » qu'il a déjà posé au moment du référendum est le premier d'une longue série qui le mènera au martyre. Sa musculature spirituelle est particulièrement sollicitée pendant le service militaire, un temps de « croix », de privations et de souffrances psychologiques qu'il met à profit pour réfléchir à l'idéologie nationale-socialiste. Cesare G. Zucconi relate que, sa foi étant connue, Franz Jägerstätter est systématiquement mis à contribution à l'heure de la messe... Sa conviction que le nazisme est profondément antichrétien se renforce. Il médite beaucoup sur la peur, ce ressort si puissant aux mains des nazis, qui pousse les gens à étouffer les cris de leur propre conscience. « Si la peur n'existait pas, écrit Franz Jägerstätter, il y aurait tant de saints en ce monde. » Ou encore : « Suivre le Christ exige un esprit héroïque, des caractères faibles ou indécis ne sont pas aptes à le suivre. » Les chrétiens disposent à ses yeux d'un trésor inestimable où puiser la force de résister : l'assurance du Royaume, d'un au-delà qui donne le courage de se comporter comme un homme sur la terre. Et pour lui, la perspective d'une condamnation éternelle est sans commune mesure avec la pire des peines terrestres.
Dès lors, Franz Jägerstätter se nourrit de la Bible et des vies de saints. Les plus humbles lui plaisent particulièrement, Bernadette Soubirous, la bergère de Lourdes, Thérèse de Lisieux ou Bruder (« frère ») Conrad de Parzham, un capucin canonisé par Pie XI, simple gardien de monastère, à mille lieues du surhomme nazi. Il a assisté à sa canonisation en 1934, tout comme un enfant de 7 ans venu d'un village voisin avec son père... le petit Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI. Il aime aussi saint Thomas More, martyr condamné à mort par Henri VIII, expert du combat entre obéissance à l'autorité civile et primauté de Dieu. Il l'a découvert grâce à un camarade, Rudolf Mayer, qui lui a offert sa biographie à l'époque du service militaire, et qui éprouve comme lui une grande estime pour saint François d'Assise, au point d'intégrer avec lui le tiers-ordre franciscain... De retour du service militaire, il mûrit sa décision de devenir objecteur de conscience, tandis que sa vie se partage entre les tâches de la ferme, la correspondance avec l'ami Rudolf, envoyé sur le front russe, la messe quotidienne - il est devenu sacristain dans son église - et l'écriture d'un catéchisme pour ses trois filles, les nazis l'ayant interdit aux enfants de moins de 10 ans. 
Quand la convocation à se battre pour le IIIe Reich arrive un matin de février 1943, il est prêt. Prêt à dire « non », sachant que cela signe son arrêt de mort. Avec lucidité, il écrit : « De même que le Christ veut de nous une déclaration ouverte de notre foi, Adolf Hitler prétend cela de ses partisans. » « Le chrétien se trouve devant un choix radical : le Christ ou Satan ? Soldat du Christ ou soldat de Hitler ?, analyse Cesare G. Zucconi. Nous ne pouvons pas nourrir l'illusion de parvenir à suivre Hitler de loin, en restant exempts de son dessein de mort. » 
Voilà le point de bascule : la conscience profonde que chacun est responsable, à une époque où le nazisme prospère sur la déresponsabilisation des individus, petits maillons d'un système. Alors il persiste et signe dans sa décision, en dépit de l'incompréhension de sa famille - seule sa femme le soutient -, de son village, de ses amis prêtres, qui essayent de le convaincre de renoncer pour avoir la vie sauve. Il maintient son « non » jusqu'au bout, même quand les juges lui offrent la vie sauve en échange d'un reniement, au tribunal militaire de Berlin. In extremis, le chapelain de la prison réussit à le convaincre de se porter volontaire pour le service sanitaire, qui consiste à s'occuper des blessés et ne nécessite pas de prendre les armes, mais sa demande est refusée.
Sans le chercher, le martyre s'est donc imposé à lui comme la seule voie digne possible. En attendant son exécution, il prie dans sa cellule, qu'il a décorée avec une image de Marie entourée des petites violettes qu'une de ses filles a réussi à lui faire parvenir. Les poignets menottés, il écrit l'un de ses derniers textes : « Si l'on se consacrait avec la même sollicitude avec laquelle on a essayé de me sauver de la mort terrestre à mettre en garde chaque homme contre le péché mortel - et donc la mort éternelle - il y aurait le paradis sur terre. » Franz Jägerstätter est décapité le 9 août 1943 à la prison de Brandenbourg. Ce jour-là, rapporte Cesare G. Zucconi, il est le premier des 16 hommes exécutés, parmi lesquels se trouvent sept objecteurs de conscience, Franz et six témoins de Jéhovah. C'est cet objecteur de conscience magnifique, ce paysan aux mains calleuses et aux idées claires, qui parlait d'un « sacerdoce laïque » 20 ans avant Vatican II, que l'Église a béatifié le 26 octobre 2007. Cela s'est fait sur décret de Benoît XVI, à Linz, où Hitler était allé à l'école et où il projetait d'édifier un gigantesque musée nazi, le Fürhermuseum."
(Article de Marie-Lucile Kubacki paru dans La Vie, 5/12/2019)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire