"Je
me suis trouvé comme tous les autres écrivains contemporains devant un fait
écrasant : la décadence. Tous ont dû se défendre et réagir, chacun à sa
manière, contre ce fait. Mais aucun comme moi – sauf Céline – n’en a eu la
conscience claire ! Les uns s’en sont tirés par l’évasion, le dépaysement,
diverses formes de refus, de fuite ou d’exil ; moi, presque seul, par l’observation
systématique et par la satire.
L’artiste
malgré lui fait de l’objectivité, alors même qu’il a de fortes dispositions
introverses parce que de l’ampleur de son univers intime ce qu’il peut saisir
dans un moment donné n’est que fragmentaire. Le fragment réfracte un personnage
inconnu et nouveau-né. Cela reste vrai, même si l’auteur s’acharne toute sa vie
sur lui-même, comme Proust, et même alors cela devient encore plus vrai. Quel
lointain rapport entre le maigre Proust de la correspondance et le personnage
central si compact et si résonnant, prolongé par tous ses satellites, de la
« Recherche du temps perdu » ?
Au
fond il y a peut-être deux sortes d’égotistes : ceux qui se complaisent
dans le charme et la fascination minimes d’être prisonniers et de n’aimer de
l’univers que ce qu’ils trouvent dans leur prison, et ceux qui, portés à
l’observation de tout, ne s’acharnent sur leur moi que comptant y trouver la
matière humaine la plus tangible et la moins trompeuse. Forts de leur bonne
foi, ils se disent que dans le tête-à-tête avec eux-mêmes, tenant les deux
bouts, rien ne leur échappera, rien ne se dérobera. Illusion encore, certes,
mais pourtant toute autre optique que celle de Narcisse et qui a certainement
retenue à certaines heures les plus objectifs des romanciers – et les plus
classiques des penseurs.
De
plus, chez moi, à cause de mon idée de décadence, l’introspection prenait une
signification morale. Ayant à démasquer et à dénoncer, je pensais qu’il était
juste que je commençasse par moi-même.
Un
romancier est voué à l’originalité en tout cas. Même s’il n’a pas de talent,
car alors c’est seulement l’originalité intérieure qui lui fait défaut, il est
victime de son propre manque de caractère, de l’inexistence de sa personnalité.
Il y
a clé parce qu’on retrouve dans un personnage tel ou tel trait particulier
d’une personne connue et même bien plus, tout un ensemble de traits ; il
n’en reste pas moins que ce personnage est « un autre », parce qu’il
est pris non seulement dans une suite d’événements inventés, mais aussi et
surtout dans un monde neuf, dont la nouveauté se compose de la rencontre
imprévue dudit personnage avec des hommes et des femmes qui ne sont là que pour
la fantaisie de l’auteur, c’est-à-dire qui ne sont là que pour satisfaire les
besoins secrets et indicibles de l’auteur."
(Pierre Drieu La Rochelle, Préface de "Gilles", 1939)
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