Quelle était la
situation du patriarcat de Moscou à l'époque soviétique ?
L'Église dépendait totalement du bon vouloir de l'État
soviétique. Elle n'avait aucune liberté, aucune marge de manoeuvre. Seule la
célébration du culte était tolérée. Elle vivait sous la surveillance directe de
deux organismes : la police soviétique et le ministère des Cultes, dont les
fonctionnaires contrôlaient toutes ses activités. Les autorités intervenaient
dans la nomination des évêques, l'ordination et l'affectation des prêtres,
l'entrée dans les séminaires. La catéchèse et toute activité caritative étaient
interdites. À cela s'ajoutait une pression permanente. J'ai le souvenir des
veillées pascales. Ce soir-là, la télévision diffusait les meilleurs films pour
dissuader la population d'aller à l'église, les membres des jeunesses
communistes allaient saboter les offices en faisant du boucan avec leurs
transistors, abreuvant les fidèles de leurs quolibets. Un jour, j'ai échappé de
justesse à ce que l'un d'eux écrase sa cigarette sur le dos de ma veste...
Faire allégeance au
système était une condition de survie ?
Pour l'institution assurément. Évidemment, les relations de
l'Église avec le monde extérieur étaient particulièrement surveillées et
instrumentalisées pour que les évêques fassent passer la propagande du régime.
La question qui se posait à leur conscience était de savoir où ils plaçaient le
curseur dans les rapports qu'ils devaient remettre à leur retour d'un voyage à
l'étranger. Une de mes amies, survivante du goulag, disait que le critère
moral, dans les relations avec le KGB, était de ne pas envoyer quelqu'un au
goulag. Il s'agissait, au mieux, de causer le moins de tort à personne.
Difficile, donc, de
poser un jugement a posteriori !
L'Église orthodoxe, comme toutes les organisations
religieuses, a été éliminée entre la Révolution et la Seconde Guerre mondiale.
Elle n'a pu retrouver d'existence légale qu'en 1943 sur décision de Staline en
accord avec le primat de l'époque, Mgr Serge : elle était tolérée en échange de
son allégeance et de sa collaboration, que l'on a appelées depuis le « sergianisme
». Cette soumission de l'Église au pouvoir soviétique est aujourd'hui très
reprochée en Russie par les orthodoxes critiques envers le patriarcat de
Moscou. Ils estiment que l'Église en a été corrompue jusqu'à présent. Le fait
est qu'à cette époque, soit l'Église acceptait cette soumission, soit elle
était condamnée à la clandestinité. Et la clandestinité est une chose très
difficile pour une Église hiérarchique : comment savoir, par exemple, si les
ordinations sont valides ? Alors, que fallait-il faire en 1943 ? Que devaient
faire la hiérarchie et les évêques ? Nous ne sommes pas à leur place...
Mais quel est le
discours actuel du patriarcat de Moscou sur ce passé soviétique ?
Il est fluctuant. Au cours des 20 dernières années, il n'y a
pas un discours dénonçant fermement et de manière constante le régime
soviétique. Le patriarcat de Moscou ne parvient pas à se désolidariser de ce
passé de collaboration contrainte. Il considère qu'il ne peut pas se passer
aujourd'hui d'une collaboration avec l'État, pour se reconstruire et
reconstruire sa position dans la société. L'Église orthodoxe, comme la société
russe, au fond, n'a pas fait de travail de mémoire historique et vit avec un
passé non assumé, dont ils ne savent toujours pas quoi faire. Aujourd'hui, des gens
parmi les fidèles et le clergé seraient favorables à cette relecture et posent
régulièrement la question du « sergianisme ».
(in La Vie, 21/02/2019)
Yves Hamant est politologue et professeur de civilisation
russe à l'Université Paris X-Nanterre. Il a été attaché culturel à l'ambassade
de Moscou de 1974 à 1979. Traducteur de Soljenitsyne, auteur d'une biographie
d'Alexandre Men (Nouvelle cité, 2000), c'est un expert de la dissidence et des
chrétiens à l'époque soviétique.
Jean-François Colosimo, dans le même numéro de La Vie, écrit : "(…) entre 1917 et 1941, ce sont 600 évêques, 40.000 prêtres,
120.000 moines et moniales qui disparaissent dans les camps et 75.000 lieux de
culte qui sont rasés. Entre ces deux dates, l'orthodoxie russe aura donné plus
de martyrs que toutes les Églises chrétiennes réunies au cours de deux
millénaires. La persécution reprend, féroce, dans les années 1960. C'est ainsi
que l'Église de Russie aura expérimenté, entre 1917 et 1991, ce qu'aucune autre
Église de l'Est n'aura vécu entre 1945 et 1989, à savoir un effacement constant
sur trois générations.
(…) à partir du VIIIe siècle, lorsque l'Occident et l'Orient
désormais séparés et antagoniques se confrontent pour gagner les Slaves à
l'Évangile, les modes de mission divergent fondamentalement. L'évangélisation «
franque » se fait en latin et s'organise selon un modèle identique en vertu du
schéma d'unité que requiert le rattachement au siège romain. La « byzantine »,
de son côté, est menée en langue vernaculaire et suscite une multiplicité
d'identités condensant en un tout particulier peuple et Église, langue et foi.
Il en ressort un « Commonwealth » où les diversités culturelles n'ont
d'unité que cultuelle."
Jean-François Colosimo, historien des religions, philosophe
et théologien, est directeur général des Éditions du Cerf. Il est l'auteur de
plusieurs essais dont Aveuglements. Religions, guerres, civilisations (Cerf,
2018).
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