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lundi 1 avril 2019

“L'Église orthodoxe russe vit avec un passé non assumé” (Yves Hamant)


Quelle était la situation du patriarcat de Moscou à l'époque soviétique ?

L'Église dépendait totalement du bon vouloir de l'État soviétique. Elle n'avait aucune liberté, aucune marge de manoeuvre. Seule la célébration du culte était tolérée. Elle vivait sous la surveillance directe de deux organismes : la police soviétique et le ministère des Cultes, dont les fonctionnaires contrôlaient toutes ses activités. Les autorités intervenaient dans la nomination des évêques, l'ordination et l'affectation des prêtres, l'entrée dans les séminaires. La catéchèse et toute activité caritative étaient interdites. À cela s'ajoutait une pression permanente. J'ai le souvenir des veillées pascales. Ce soir-là, la télévision diffusait les meilleurs films pour dissuader la population d'aller à l'église, les membres des jeunesses communistes allaient saboter les offices en faisant du boucan avec leurs transistors, abreuvant les fidèles de leurs quolibets. Un jour, j'ai échappé de justesse à ce que l'un d'eux écrase sa cigarette sur le dos de ma veste...

Faire allégeance au système était une condition de survie ?

Pour l'institution assurément. Évidemment, les relations de l'Église avec le monde extérieur étaient particulièrement surveillées et instrumentalisées pour que les évêques fassent passer la propagande du régime. La question qui se posait à leur conscience était de savoir où ils plaçaient le curseur dans les rapports qu'ils devaient remettre à leur retour d'un voyage à l'étranger. Une de mes amies, survivante du goulag, disait que le critère moral, dans les relations avec le KGB, était de ne pas envoyer quelqu'un au goulag. Il s'agissait, au mieux, de causer le moins de tort à personne.

Difficile, donc, de poser un jugement a posteriori !

L'Église orthodoxe, comme toutes les organisations religieuses, a été éliminée entre la Révolution et la Seconde Guerre mondiale. Elle n'a pu retrouver d'existence légale qu'en 1943 sur décision de Staline en accord avec le primat de l'époque, Mgr Serge : elle était tolérée en échange de son allégeance et de sa collaboration, que l'on a appelées depuis le « sergianisme ». Cette soumission de l'Église au pouvoir soviétique est aujourd'hui très reprochée en Russie par les orthodoxes critiques envers le patriarcat de Moscou. Ils estiment que l'Église en a été corrompue jusqu'à présent. Le fait est qu'à cette époque, soit l'Église acceptait cette soumission, soit elle était condamnée à la clandestinité. Et la clandestinité est une chose très difficile pour une Église hiérarchique : comment savoir, par exemple, si les ordinations sont valides ? Alors, que fallait-il faire en 1943 ? Que devaient faire la hiérarchie et les évêques ? Nous ne sommes pas à leur place...

Mais quel est le discours actuel du patriarcat de Moscou sur ce passé soviétique ?

Il est fluctuant. Au cours des 20 dernières années, il n'y a pas un discours dénonçant fermement et de manière constante le régime soviétique. Le patriarcat de Moscou ne parvient pas à se désolidariser de ce passé de collaboration contrainte. Il considère qu'il ne peut pas se passer aujourd'hui d'une collaboration avec l'État, pour se reconstruire et reconstruire sa position dans la société. L'Église orthodoxe, comme la société russe, au fond, n'a pas fait de travail de mémoire historique et vit avec un passé non assumé, dont ils ne savent toujours pas quoi faire. Aujourd'hui, des gens parmi les fidèles et le clergé seraient favorables à cette relecture et posent régulièrement la question du « sergianisme ».

(in La Vie, 21/02/2019)

Yves Hamant est politologue et professeur de civilisation russe à l'Université Paris X-Nanterre. Il a été attaché culturel à l'ambassade de Moscou de 1974 à 1979. Traducteur de Soljenitsyne, auteur d'une biographie d'Alexandre Men (Nouvelle cité, 2000), c'est un expert de la dissidence et des chrétiens à l'époque soviétique.


Jean-François Colosimo, dans le même numéro de La Vie, écrit : "(…) entre 1917 et 1941, ce sont 600 évêques, 40.000 prêtres, 120.000 moines et moniales qui disparaissent dans les camps et 75.000 lieux de culte qui sont rasés. Entre ces deux dates, l'orthodoxie russe aura donné plus de martyrs que toutes les Églises chrétiennes réunies au cours de deux millénaires. La persécution reprend, féroce, dans les années 1960. C'est ainsi que l'Église de Russie aura expérimenté, entre 1917 et 1991, ce qu'aucune autre Église de l'Est n'aura vécu entre 1945 et 1989, à savoir un effacement constant sur trois générations.

(…) à partir du VIIIe siècle, lorsque l'Occident et l'Orient désormais séparés et antagoniques se confrontent pour gagner les Slaves à l'Évangile, les modes de mission divergent fondamentalement. L'évangélisation « franque » se fait en latin et s'organise selon un modèle identique en vertu du schéma d'unité que requiert le rattachement au siège romain. La « byzantine », de son côté, est menée en langue vernaculaire et suscite une multiplicité d'identités condensant en un tout particulier peuple et Église, langue et foi. Il en ressort un « Commonwealth » où les diversités culturelles n'ont d'unité que cultuelle."


Jean-François Colosimo, historien des religions, philosophe et théologien, est directeur général des Éditions du Cerf. Il est l'auteur de plusieurs essais dont Aveuglements. Religions, guerres, civilisations (Cerf, 2018).

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