Avec Ainsi parlait le
derviche (Cerf), Alexandre Papas, philosophe et historien, spécialiste de l'islam et de
l'Asie centrale, directeur de recherche au CNRS, renouvelle en profondeur l'étude de l'islam.
Comment vous êtes-vous intéressé au soufisme, aux
derviches et à l'Asie centrale ? Après tout, votre patronyme est grec, vous
auriez pu choisir l'orthodoxie comme sujet d'étude...
Ce sont mes racines. Je compte même un pope parmi mes
ancêtres ! Mais la Grèce a surtout été pour moi la porte de l'Orient. Très tôt,
je me suis intéressé aux ponts entre la spiritualité indienne et la philosophie
occidentale. Étudiant, au moment de la chute de l'Union soviétique, j'ai décidé
de me rendre un peu plus au nord de l'Inde et j'ai découvert la richesse de la
culture soufie.
Cette culture n'a-t-elle pas été écrasée par l'URSS ?
Elle a réussi à survivre et à renaître de ses cendres.
C'est vrai aussi du côté chinois, malgré le maoïsme et la Révolution
culturelle. Aucun État totalitaire n'a réussi à éradiquer ces peuples et leurs
cultures. Pour l'historien, les années 1990 ont même été une sorte de paradis.
Un monde jusque-là fermé s'ouvrait. C'était incroyable ! On trouvait des
manuscrits à vendre dans la rue. Les gens avaient envie de parler. J'ai appris
le mongol, par intérêt pour les questions indiennes et bouddhistes. Puis le
persan, le turc et les langues d'Asie centrale qui lui sont apparentées, ainsi
que les langues classiques qui étaient en usage jusqu'au début du XXe siècle.
En Asie centrale, on a écrit dans de multiples langues : le turc oriental,
l'arabe pour les textes surtout rituels ou juridiques, le persan, langue
littéraire.
Vous avez bénéficié d'une sorte de dégel du savoir après
le communisme !
À l'époque soviétique, on a mené des études, mais avec un
point de vue ethnographique qui n'était pas le plus adapté pour comprendre les
questions spirituelles. Depuis 30 ans, on découvre beaucoup de choses. Pour les
historiens de l'islam, et pour les historiens des religions en général, l'Asie
centrale reste un terrain de recherche exceptionnel...
... malgré l'interruption de la transmission ?
Il y a eu des fermetures de mosquées et d'établissements
soufis du côté russe ; des exécutions de masse et des autodafés du côté
chinois, pendant la Révolution culturelle. Mais des connaissances ont été
transmises, soit oralement dans les familles, soit à travers des textes que
l'on a dissimulés, soit par des manuscrits que les Soviétiques ont placés dans
des musées ou des bibliothèques, et que l'on retrouve aujourd'hui. Il reste une
culture mystique soufie très développée. Mais surtout, ce qui subsiste, et qui
peut sembler surprenant en islam, c'est le culte des saints. Il est très
vivant, très répandu et tout à fait fascinant en Asie centrale.
En Asie centrale, les religions se sont superposées. Dans votre livre,
on voit qu'il existe des pratiques dont on ne sait pas trop si elles sont
musulmanes, bouddhistes ou chamaniques...
J'ai beaucoup travaillé en ethnologue sur ces pratiques,
et j'ai constaté que le culte des saints soufis rappelle ce qu'on trouve dans
le bouddhisme tibétain, en particulier dans les régions limitrophes. Il y a de
nombreux pèlerinages, des fêtes. Savoir ce qui relève de l'islam, du bouddhisme
ou du chamanisme est sans doute un terrain glissant pour les historiens des
religions, d'autant plus qu'on manque de documents pour trancher. Mais il est
clair que, dans le soufisme d'Asie centrale, tout ne vient pas de l'islam.
L'islam récupère parfois la sacralité des lieux. D'anciens stupas deviennent
les mausolées de saints soufis qui s'y sont installés, d'anciens lieux de
méditation deviennent des lieux de retraite pour ascètes musulmans.
Non seulement le lieu a été repris, mais aussi le mode de
pratique...
Oui ! Il existe des pratiques spirituelles proches de
celles du bouddhisme, comme le renoncement au monde, définitif ou pour une
période déterminée. Et elles ont existé tardivement, même jusqu'au XIXe siècle.
Des grottes ont servi de lieux de retraite à Samarcande comme dans les steppes
du Kazakhstan. On trouve des mosquées ou des mausolées souterrains.
Le culte des grottes
serait-il donc universel ?
Certainement. Mais il reste moins connu pour le monde
musulman. Des cas ont été étudiés au Maroc médiéval. En Asie centrale, c'est
assez fréquent. On en trouve des exemples sur le terrain, mais aussi dans les
textes, à travers des noms, des dates, des légendes hagiographiques - pour les
mêmes raisons que dans d'autres religions.
Peut-on comparer cette substitution de l'islam au
bouddhisme à la façon dont le christianisme antique s'est greffé sur les lieux
de culte païens ?
C'est en effet comparable. Les islamologues se posent
beaucoup de questions à ce propos, avec des controverses et de grands
désaccords, mais pour l'Asie centrale cela me semble incontestable. L'islam n'a
pas tout inventé, même si l'islamisation fut une révolution sur les plans
social et religieux.
Si l'on vous suit, l'islam « pur » n'existe pas, il a
emprunté à différentes sources...
Je le crois. Simplement, en Asie centrale, on est plus
habitué à l'admettre que dans le monde arabe. Peut-être aussi pour de mauvaises
raisons, parce que les Soviétiques ont beaucoup insisté là-dessus, mais en sens
inverse, pour « désislamiser » les peuples, en leur disant qu'au fond ils
n'étaient que des chamanistes, ce qui était une façon de les renvoyer à une
certaine ignorance. Mais cela a permis une mise à distance par rapport à une
vision trop idéologique ou trop simpliste de leur histoire religieuse.
Vous venez d'évoquer
la vitalité du soufisme. Mais qu'est-ce qu'un soufi ?
Un soufi est un mystique. C'est un musulman qui cherche
un accès à Dieu et même un rapprochement avec lui dès cette vie, sans attendre
l'au-delà, et qui va utiliser pour cela des techniques spirituelles et
s'organiser en confréries, donc en sociétés destinées à recevoir un
enseignement ésotérique. Le soufi est celui qui porte le « souf », la
laine, la bure, le manteau des premiers mystiques musulmans. Le phénomène soufi
apparaît très tôt, dès le VIIIe siècle, d'abord par des pratiques ascétiques,
puis par la mystique. La suite du mouvement est marquée par la création
d'institutions, de confréries, qui ne résument pas tout, mais qui demeurent
importantes jusqu'à aujourd'hui.
Et qu'est-ce qu'un derviche ? Vu d'Occident, c'est un
Turc qui pratique la danse...
Cette définition relève du cliché orientaliste du XIXe
siècle ! Littéralement, le derviche est celui qui « tient la porte » ou
qui « se tient à la porte ». Qui se tient sur le seuil, entre
la société et le renoncement au monde ou, au sens très concret du terme, pour
mendier. Un derviche est un pauvre, d'une pauvreté qui n'est pas seulement
spirituelle, mais réelle, concrète. C'est aussi un mode de vie itinérant,
vagabond. C'est enfin la pratique du célibat.
Comment distinguer soufis et derviches ?
« Soufi » est un terme arabe, et « derviche », persan.
Les soufis parlent de la pauvreté, mais les confréries sont souvent puissantes.
Elles possèdent d'importantes propriétés foncières. Les derviches représentent
une forme minoritaire de soufisme. Ils refusent catégoriquement les richesses.
Les soufis sont le plus souvent sédentaires, attachés aux mosquées, à des
établissements d'enseignement, à des rituels collectifs. Ils mènent une sorte
de vie paroissiale, que les derviches refusent. Ils se marient et travaillent.
Les derviches considèrent ces engagements comme autant de possessions dont il
faut se détacher.
Sont-ce les ordres mendiants de l'islam ?
C'est comparable dans l'esprit, le vœu de pauvreté, le
rapport problématique à l'institution et peut-être dans des pratiques
rituelles, comme la tonsure.
Dans votre livre, on découvre que ces derviches vont plus
loin, jusqu'à des pratiques surprenantes.
La majorité des derviches suivent les trois principes de
célibat, de pauvreté et d'itinérance. Certains sont plus radicaux et professent
l'antinomisme, autrement dit l'opposition à la loi. Ils considèrent que la
norme n'est que la surface de la religion et de la spiritualité. C'est aussi un
courant anti-intellectuel. On raconte l'histoire de derviches qui appellent à
jeter les livres, parce que la vraie bibliothèque est celle du cœur, pas celle
de l'érudition inutile. Beaucoup sont illettrés ou analphabètes, même si
certains ont écrit et si on a écrit sur eux pour défendre leur voie. Ils
s'opposent non seulement aux mollahs, aux imams, aux oulémas, aux autorités
religieuses, mais aussi aux soufis qui sont pour eux devenus des acteurs
institutionnels comme les autres et n'ont plus de vraie vie mystique. Selon
eux, il faut même prendre le contre-pied des enseignements canoniques de
l'islam. Ce qui est interdit par le Coran devient licite, et réciproquement.
Cela se traduit par la consommation d'alcool ou de psychotropes, comme le
chanvre et l'opium, pratiques typiques de ces derviches.
Alcool, drogue... votre livre explique que c'est pour eux
la voie d'accès au divin. On va de surprise en surprise...
Les historiens n'aiment pas beaucoup toucher à ce sujet
qui reste brûlant. Cela va à l'encontre de ce que l'on croit savoir, de ce que
disent les musulmans eux-mêmes et de ce que l'on observe dans l'islam
aujourd'hui. Pourtant, ces phénomènes ont existé dans de nombreux endroits : en
Asie centrale, en Indonésie, en Égypte, au Maroc, dans l'empire ottoman, etc.
La plupart du temps, ils ont disparu avec la modernisation de ces sociétés. Les
autorités coloniales cherchaient à assainir l'espace public. C'est le cas des
Russes en Asie centrale, puis des Soviétiques. Plus de mendiants ! Plus de
groupes de gens sales qui chantent dans la rue et vont au bazar faire des
spectacles ! Cela s'est fait main dans la main avec les réformistes musulmans,
au nom d'un islam « sérieux ».
Que reste-t-il donc de ce monde étrange ?
En Asie centrale, depuis un siècle environ, les derviches
ont quasiment disparu, tout en laissant beaucoup de traces. C'est aussi le cas
au Pakistan. En Inde, les mausolées soufis sont nombreux, et il est très
fréquent d'y rencontrer ce type de derviches qui vivent de mendicité, qui
fument le chilom, la pipe avec du chanvre, soit aux abords si
on ne les laisse pas rentrer, soit à l'intérieur. Certains vivent isolés,
d'autres forment des groupes de mendiants très reconnaissables, avec leurs
cheveux hirsutes, leur corps à moitié nu, leurs gros bijoux et des bâtons
massifs.
Dans le christianisme oriental, on trouve la figure du «
fol en Christ », ce vagabond dont le comportement choquant cache la sainteté.
Elle ressemble à celle du derviche.
C'est très comparable, y compris dans la terminologie,
puisque l'on parle de « ravis en Dieu », ou de « majzoub », le
ravi, de « divana », le fou. Dans les deux cas, c'est dans
l'inconscience, le « sans-esprit », le « sans-intelligence » que l'on peut
avoir accès à Dieu, et non dans la rationalité. De telles approches existent
dans toutes les religions, qu'il s'agisse du christianisme, du brahmanisme
tantrique ou du bouddhisme. D'un point de vue historique ou anthropologique, on
ne voit pas pourquoi il en irait différemment dans des cultures musulmanes,
pourquoi on n'y trouverait pas de marginalité sociale, spirituelle et
politique, pour ne pas dire anarchiste.
Au milieu de cette cour des miracles, comment distinguer
l'escroc du mystique ?
C'est difficile ! Il n'est pas évident de distinguer le «
vrai » mendiant de celui qui poursuit une quête initiatique et le saint du
charlatan. On sait d'ailleurs que, dans des groupes de derviches, les deux
coexistaient parfois. Certains s'y rattachaient pour des raisons purement
économiques. Pour ma part, je me réfugie derrière le métier d'historien et je
ne fais pas le tri. Je me contente de laisser parler les sources comme elles
peuvent.
Autre ambiguïté,
l'alcool. Dans la poésie mystique, notamment persane, l'évocation en est
fréquente...
Chez les poètes persans, le vin mystique est, en
principe, une métaphore du divin. De même qu'il existe une poésie érotique, qui
parle d'union avec une fiancée ou même un fiancé. Les derviches s'inspirent de
cette poésie, ils en ont connaissance, mais ils mettent fin à la métaphore, ils
considèrent qu'il faut réellement faire ce qui est écrit, que l'expérience
mystique ne doit pas passer seulement par les mots et les images, mais aussi
par la pratique.
On se demande ce qu'est le véritable islam...
Je ne suis peut-être pas légitime pour répondre, mais je
dirais que c'est l'islam que les gens choisissent. Le vrai islam, c'est donc
qu'il existe beaucoup d'islams différents. On relève une telle multiplicité de
courants à l'échelle de l'Histoire qu'il est impossible de réduire cette religion
à quoi que ce soit. Aujourd'hui, par exemple, on entend beaucoup parler de
salafisme. Mais c'est un mouvement historiquement assez circonscrit, et dont on
peut supposer qu'il aura une fin... D'ailleurs, si on adopte le point de vue
des derviches, le « vrai » n'a pas beaucoup de sens. C'est une question
politique ou métaphysique, mais pas spirituelle. Ce n'est pas la vérité qui
compte, ce n'est même pas l'authenticité : c'est d'essayer de trouver par
soi-même la voie vers Dieu. Ce qui, selon les derviches, peut prendre une vie
entière.
Venons-en à l'actualité. Qu'en est-il aujourd'hui de
l'islam dans ces régions ?
En Ouzbékistan, après le communisme, on a laissé aux gens
une grande liberté religieuse. Mais, dès les années 2000, on a retrouvé les
bonnes vieilles habitudes soviétiques : délation, interdiction de tel groupe,
fermeture de tel lieu. Il s'est passé la même chose au Kazakhstan, république
de culture turque où le soufisme et le culte des saints sont très répandus. Les
autorités redoutent que les soufis soient proches des mouvements radicaux. S'il
est vrai qu'historiquement les confréries ont souvent été des contre-pouvoirs,
salafisme et soufisme ne sont pas compatibles. Il s'agit de deux mondes
opposés.
Et en Chine ?
Dans la région autonome ouïghour au Xinjiang, la
situation a toujours été difficile, voire catastrophique durant la Révolution
culturelle, de 1966 à 1976. Elle s'était arrangée dans les années 1980, avec la
libéralisation très relative du pays sous Deng Xiaoping. Mais, dès 2009, de graves
affrontements entre Han (Chinois) et Ouïghours ont fait de nombreuses victimes.
Depuis le début de l'année 2017, après des attaques au couteau dans des gares
en Chine, la répression est brutale. Des camps d'internement ont été ouverts
dans tout le Xinjiang. On estime que sur environ 11 millions de Ouïghours, un
million sont enfermés dans ces camps de rééducation et de travail forcé, soit
presque 10 % de la population. Même le Tibet n'a pas subi cet emprisonnement de
masse. Le régime prétend lutter contre le radicalisme. Pourquoi pas... Il y a
eu effectivement des velléités islamistes par-ci par-là. Mais cela va
extrêmement loin. On enferme des artistes, des savants, des religieux. Certains
de mes collègues ont disparu depuis un an. Des familles entières
s'évanouissent. La répression prend des proportions aberrantes. La lutte contre
le radicalisme islamique est un prétexte pour mettre au pas une population qui
veut défendre une autonomie religieuse et culturelle. Les revendications des
Ouïghours vont à l'encontre des intérêts économiques et démographiques de la
Chine, qui veut coloniser la région pour en faire une province chinoise comme
les autres.
(Entretien avec Jean-Pierre Denis, paru dans La Vie, le 3 janvier 2019)
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