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lundi 29 janvier 2018

L'Eglise au sein des Gaules

Aucun proche de Jésus ne s'y est rendu, aucun apôtre n'y a prêché... L'Église au sein des Gaules a su compenser ces manques pour importer le christianisme, tout en douceur, dès la fin des années 170, comme le raconte Bruno Dumézil historien, et auteur de les Racines chrétiennes de l'Europe (Fayard, 2005) et les Barbares (Puf, 2016).

La France est souvent qualifiée de « fille aînée de l'Église ». Mais cette appellation flatteuse n'apparaît qu'en 1841 ! À bien y regarder, la communauté des Gaules ressemble plutôt à une « petite dernière » qui a su jouer de ses atouts pour se placer sur le devant de la scène. Pour commencer, les Gaules n'ont pas abrité d'Église primitive. Aucun proche de Jésus ne s'est rendu en Gaule, aucun des apôtres n'y a prêché. Les vraies origines du christianisme sont à rechercher en Orient ou à Rome, ville où Pierre a séjourné. Au Moyen Âge, cette absence d'origines apostoliques constituera un problème majeur pour l'Église gallicane ; elle tentera de le compenser en important des reliques prestigieuses ou en diffusant des récits opportuns. Au XIIIe siècle, la Légende dorée de Jacques de Voragine fait ainsi débarquer Marie-Madeleine en Provence.
Pour trouver des traces de chrétiens dans les provinces romaines de Gaule, il faut attendre la fin des années 170. Un petit groupe de fidèles du Christ est alors condamné à mort à Lyon. Le premier récit que nous possédons insiste sur le martyre d'une jeune esclave, Blandine, livrée aux bêtes dans l'amphithéâtre. La plupart des chrétiens de Lyon portent toutefois des noms grecs. Ils viendraient donc d'Orient ou de Rome, une métropole qui abrite alors de nombreux Orientaux. Par la suite, le christianisme fait souche en Gaule, mais surtout dans les villes portuaires de la basse vallée du Rhône. Jusqu'à la fin du IIIe siècle, les fidèles demeurent peu nombreux ; malgré quelques personnalités exceptionnelles, comme le théologien Irénée de Lyon, l'Église des Gaules fait pâle figure par rapport à l'aura spirituelle de l'Asie mineure ou de l'Afrique du Nord. Le hasard veut toutefois que les Gaules soient soumises à des empereurs romains assez bienveillants. Tel est le cas de Constance Chlore (293-306), dont la concubine, Hélène, était une chrétienne orientale. Pour l'essentiel, les Gaulois échappent ainsi à la grande persécution qui ensanglante Rome et l'Orient entre 303 et 305. Ce climat de tolérance constituera à moyen terme une gêne, car les Gaules manqueront toujours de corps saints à vénérer. Il faudra alors exploiter au mieux les reliques des rares martyrs disponibles, tel Maurice, soldat romain appartenant à la légion dite « thébaine ». Les auteurs médiévaux lui supposeront une origine égyptienne. Par confusion, le saint le plus vénéré des Gaules est ainsi représenté comme un homme noir pendant la plus grande partie du Moyen Âge.
À la mort de Constance Chlore, les provinces romaines d'Occident passent sous le pouvoir de son fils, l'empereur Constantin. Celui-ci se montre très tôt favorable au christianisme. En 313, son édit de Milan généralise le statut légal dont les chrétiens bénéficiaient de fait depuis 311. Constantin va toutefois plus loin en aidant les évêques à réunir de grands conciles. Le premier se tient à Arles en 314. L'épiscopat gaulois peut alors lutter contre les hérésies et légiférer sur le fonctionnement des institutions ecclésiastiques ; pour l'occasion, les prélats des Gaules reconnaissent l'ascendant spirituel de leur collègue de Rome, geste appelé à une grande postérité. Peu à peu, le réseau des diocèses s'étoffe. Au sud de la Loire, chaque cité romaine dispose d'un évêque dès les années 350. Le centre de la vie chrétienne devient alors l'église épiscopale, bientôt appelée cathédrale, puisque l'évêque y a son siège (la cathèdre). On construit à ses côtés un édifice doté d'un bassin central, le baptistère ; la taille importante des premières cuves laisse deviner que ce sont avant tout des adultes qui demandent le baptême. Plus au nord, le semis d'évêchés paraît plus lâche, mais les traces archéologiques se multiplient, qui témoignent d'une augmentation rapide du nombre des fidèles.

Pendant l'Antiquité tardive, qui est chrétien en Gaule ? D'après les témoignages, l'armée est un des milieux qui compte le plus de convertis. Sur les représentations, les cheveux longs de la garde rapprochée de l'empereur vont d'ailleurs servir de modèle à la coiffure des anges ! De même, saint Martin sert dans les légions romaines avant de devenir ermite ; il finit par être ordonné évêque de Tours en 371. Pour les petites élites civiles, la conversion répond parfois à des motifs assez prosaïques. Par exemple, certains notables deviennent prêtres pour échapper aux impôts et à l'obligation de participer au fonctionnement des assemblées municipales ; cette fuite des contribuables et des édiles provoque la colère de l'empereur chrétien ! Quant aux sénateurs, certains se convertissent par opportunisme, car l'empereur a tendance à favoriser la carrière de ses coreligionnaires. Mais beaucoup sont séduits par la quête spirituelle offerte par le christianisme. 
Une part de snobisme intervient aussi, avouons-le, puisque dans un contexte de tensions sociales, les aristocrates entendent se distinguer par tous les moyens des paysans incultes : le mot qui désigne ces derniers – pagani – donnera en français le terme « païens ». Pendant longtemps, les aristocrates renâclent en revanche à se faire clercs. Ils préfèrent vivre dans l'ascèse, au sein de leurs domaines, qu'ils
transforment en monastères. Là, ils y installent leurs bibliothèques, où se mêlent auteurs profanes et Pères de l'Église. Apparaissent ainsi ces grands centres d'études qui constitueront une spécificité de la chrétienté latine. Fondée vers 400, au large de Cannes, l'abbaye de Lérins demeure le témoin de ce premier monachisme.
L'effondrement progressif de Rome vient changer la donne. Au Ve siècle, des Barbares, plus migrants qu'envahisseurs, s'emparent des postes politiques et militaires au sein de l'Empire. Les sénateurs romains se replient alors vers le haut clergé et transfèrent aux cathédrales une partie de leurs biens. Les Églises des Gaules s'enrichissent, ce dont témoigne la construction de palais épiscopaux ornés de mosaïques. C'est avec ces puissants prélats que les Barbares négocient la constitution de leurs nouveaux royaumes. Pour l'occasion, les Gaules ont à nouveau la chance d'éviter les persécutions. Les rois wisigoths et burgondes qui se partagent le sud de la Loire sont hérétiques – ils tiennent le Fils pour inférieur au Père –, mais ils ont besoin des élites catholiques pour administrer leurs territoires. Ils n'hésitent donc pas à offrir des exemptions d'impôts à certaines cathédrales. Au nord, les Francs sont païens, mais ils affirment constituer la dernière armée de l'Empire chrétien. Ils vivent donc en bonne intelligence avec des personnalités chrétiennes influentes,
telle sainte Geneviève de Paris. À terme, le roi franc Clovis (481-511) finit par se convertir au catholicisme. Mais l'événement suscite si peu d'intérêt qu'aucun contemporain n'en a enregistré la date exacte.
Au début du VIe siècle, tout indique que la quasi-totalité des habitants des Gaules est devenue chrétienne, sans persécution ni contrainte. En effet, ce que nous appelons le paganisme romain correspond à une somme de rituels beaucoup plus qu'à une croyance structurée. Ces cérémonies supposent l'existence de temples et de sacrifices, dont le poids financier retombe sur la cité, l'État ou les élites locales. Or une crise budgétaire a frappé la plupart des villes à partir des années 250, et l'Empire se désengage du financement des cultes dès l'époque de Constantin. Quant à l'argent des aristocrates, il sert dorénavant à la construction des basiliques ou à la dotation des institutions caritatives. Portée par les seuls paysans, la religion romaine traditionnelle meurt donc sans bruit. Peu à peu, les grands sanctuaires gaulois tombent à l'abandon. Certes, leurs pierres sont parfois récupérées pour construire des églises, mais plusieurs générations après les derniers sacrifices, quand les temples ne sont déjà plus que des ruines. Pour voir le christianisme progresser, les évangélisateurs comptent en fait sur l'influence des notables chrétiens. C'est par exemple ce qu'enseigne le grand prédicateur Césaire d'Arles (470-543). Nul n'est besoin de violer les consciences. Quant à la communauté juive, elle est globalement respectée.
Dès l'époque des fils de Clovis, les rois des Francs entreprennent à leur tour de parfaire la christianisation des Gaules. Pour cela, ils soutiennent l'action des évêques, et parfois même la devancent. Le souverain chrétien n'est-il pas le principal responsable du salut de son peuple ? Ce faisant, les rois de la dynastie mérovingienne émettent une importante série de lois. L'instauration du dimanche comme jour férié résulte ainsi d'une décision du roi Childebert II en 595. Le palais lutte aussi pour interdire les mariages entre parents rapprochés et pour protéger les femmes contre les rapts. Dans un même temps, les descendants de Clovis soutiennent la fondation d'hospices et de grands monastères. Saint-Germain-des-Prés et Saint-Denis sont ainsi enrichis par des princes qui entendent en faire leur dernière demeure. Les reines mérovingiennes se montrent tout aussi actives, notamment Radegonde (520-587) et Bathilde (630-680), qui finissent par se retirer dans des monastères. Certes, les historiens ont longtemps cru à un faible degré de christianisation des populations du Haut Moyen Âge, parce que les défunts sont enterrés avec leurs vêtements, leurs bijoux et leurs armes. On en déduirait aisément qu'ils croyaient en un au-delà germanique fait de combats éternels. Mais les évêques gallo-romains se font aussi inhumer avec de riches parures. Hier comme aujourd'hui, les coutumes funéraires n'ont pas forcément de sens religieux. Simplement, les puissants entendent démontrer leur statut jusque dans la tombe.
Signe que le temps de l'évangélisation est achevé, le baptême des enfants devient la norme en Gaule mérovingienne. Dans les baptistères, les anciennes cuves sont réaménagées : maçonnées et en partie comblées, elles deviennent de simples fonts baptismaux. Certains hommes d'Église restent pourtant convaincus que le pays demeure une terre de mission. Tel est le cas des moines irlandais menés par saint Colomban, qui débarquent sur le continent peu avant 600. On mesure leur déception quand ils découvrent un paysage déjà rempli d'églises, où la journée est rythmée par le son des cloches. Les Irlandais apportent toutefois une nouvelle spiritualité et des pratiques liturgiques inconnues. Par exemple, alors que l'aveu des péchés était jusque-là fait en public pendant la messe, Colomban propose qu'il soit reçu en secret, dans l'oreille du prêtre ; cette pénitence auriculaire est à l'origine de la forme actuelle de la confession.

Au milieu du VIIIe siècle, la famille aristocratique des Carolingiens se dit également persuadée que le royaume franc est encore peuplé de païens. Ce faisant, les Carolingiens peuvent accuser les rois mérovingiens d'incurie et préparer un coup d'État. De fait, Pépin le Bref s'empare du trône en 751. Il institue aussitôt le rituel du sacre et se présente comme l'égal des rois de l'Ancien Testament. Le fils de Pépin, Charlemagne, s'affirme à son tour comme un grand évangélisateur des nations. Objectivement, on peut se demander s'il restait beaucoup de monde à convertir vers l'an 800 en Gaule. Mais peut-être est-ce là mal aborder le problème. La christianisation est un processus sans fin. Car qui peut affirmer être assez chrétien ? Au Moyen Âge central, le mot de « converti » peut ainsi désigner l'homme qui change de religion, mais aussi celui qui réforme son comportement, voire celui qui entre dans les ordres. L'intériorisation du message divin est variable, mais l'institution qui jauge la christianisation en tire un grand pouvoir. Les autorités civiles et ecclésiastiques n'hésiteront jamais à envoyer des missions d'évangélisation dans des régions qu'elles jugent insoumises. Le rebelle n'est-il pas toujours un « infidèle » ? Commence alors l'ère des violences religieuses, alors que, paradoxalement, la conversion universelle des Gaules s'était déroulée dans un climat serein.

(in "La Vie", 21-28 décembre 2017)

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