Il sera adolescent sous la Restauration.
Il grandit dans le formidable bouleversement des valeurs et des sensibilités, artistiques, esthétiques, culturelles, qui s'opère en ce début du XIXe siècle dans le sillage de la Révolution. L'Empire puis la Restauration entretiennent les derniers feux du néoclassicisme, ce goût qui ne conçoit le beau que par rapport à l’art antique, ou ce qui le suit, ce qui s’y apparente. Tout le reste est barbarie.
Dès les premières heures de la révolution (le 2 novembre 1789), les biens de l'Église étaient nationalisés, en échange de la prise en charge du fonctionnement de celle-ci par l'État. Les monastères, supprimés en février 1790, sont rapidement mis sur le marché, avec tous les édifices non susceptibles d'être utiles au culte.
Inventée en 1796, la lithographie permet la diffusion des images à un niveau jusque-là inconnu.
« Derniers voyageurs dans les ruines de l'ancienne France qui auront bientôt cesser d'exister, nous aimons à peindre exclusivement ces ruines dont l'histoire et les mystères seront perdus pour les générations prochaines… » (Préface du premier volume).
Contre l'avis des architectes amis de son père, il refuse d'entrer à l'École des beaux-arts, il ne veut pas se couler dans le moule.
Comme le jeune Viollet-le-Duc, la France de la monarchie de Juillet redécouvre peu à peu son Moyen Âge. Il fait irruption, en 1832, avec un livre au succès immédiat : Notre-Dame de Paris. Plus que les amours d’Esméralda et de Quasimodo, c'est la cathédrale qui reste le sujet et le personnage du roman de Victor Hugo.
Mérimée obtient, année après année, des crédits d'intervention désormais significatifs. Une commission, ou siègent des parlementaires, est bientôt créée pour l'assister : c'est la Commission des monuments historiques, fondée en 1837.
Le jeune Eugène a poursuivi ses voyages studieux et son talent est à présent reconnu. Il peut se dire architecte, mais, sans un passage par l'École des beaux-arts, sans la consécration par le Prix de Rome, toute carrière officielle lui est fermée, malgré l’appui du roi.
Or, en ces années 1830, dans les départements, les architectes sont encore formés à l'école du néo-classicisme. Ils font plutôt la moue devant les édifices médiévaux et se montrent peu assurés, techniquement parlant, devant une voûte d’ogives ou un arc-boutant qui se déforme.
« Le dessin enseigné comme il devrait l’être (…) est le meilleur moyen de développer l'intelligence et de former le jugement, car on apprend ainsi à voir, et voir c’est savoir. »
(Viollet-le-Duc, Histoire d'un dessinateur)
D'une indépendance farouche, il vilipende depuis sa jeunesse l'École des Beaux-Arts, qu'il refuse de fréquenter, et l'Académie du même nom. Ces institutions sont accusées de formater la profession. Surtout, elles considèrent l'art antique comme l'unique référence. Ce serait la source de toute création. Pour Viollet-le-Duc, au contraire, le style gothique, issu du génie national, est le plus à même de féconder les temps nouveaux.
Beaucoup d'acteurs ont contribué à l'invention de la notion de patrimoine dans la France du XIXe siècle. Les romantiques favorisent l'attachement au monument du passé et la prise de conscience d'un héritage commun. Chateaubriand ou Victor Hugo jouent un rôle d’éveilleurs.
Majoritairement adopté à travers l'Europe, le parti de l'interventionnisme trouve en Grande-Bretagne une ferme opposition en la personne de John Ruskin. En 1849, il écrit : « La restauration signifie la destruction la plus complète que puisse souffrir un édifice (…) ; mieux vaut une béquille que la perte d'un membre. » C'est l'exact opposé de Viollet-le-Duc.
Les publications commencent dès 1844. Il y a des essais, des dictionnaires, des monographies de monuments, des livres pour la jeunesse, des contributions sur des sujets aussi variés que l’art russe ou les ruines américaines.
Chaque année, il publie chez Hetzel un beau livre de vulgarisation et le grand public peut aussi l'écouter lors de conférences sur l'histoire de l'architecture, les arts décoratifs, le glacier des Alpes. Toujours élégant, resté svelte, il captive son auditoire en gesticulant avec sa langue main pour appuyer ses démonstrations.
Le grand chantier reste le Dictionnaire raisonné de l'architecture française (1854–1868), conçu dans l’esprit de l’Encyclopédie.
Sur ses chantiers il est attentif à la sécurité de ses ouvriers et soucieux du secours aux blessés. « Père des ouvriers », selon l’appareilleur de Vézelay, Viollet-Le-Duc facilite l'usage des assurances afin de garantir les familles des travailleurs victimes d'accidents mortels. Sa gestion dévoile une fibre sociale. Mais ses chantiers restent tenus d'une main de fer. Ainsi, les grèves sont souvent réglées par l'emploi d'une main-d'œuvre militaire (à Notre-Dame de Paris), les revendications économiques sont rejetées (à Vézelay), et les ouvriers qui ont voté « non » au plébiscite de 1870 sont renvoyés (à Pierrefonds). Paternaliste, Viollet-Le-Duc ne reste donc pas moins « le patron ». Le recours à un champ lexical militaire, à propos de Duthoit, son » jeune aide de camp », ou Darcy son fidèle « lieutenant », apparaît à cet égard significatif.
Élevé dans un milieu qui s'éloignait de la religion, Viollet-Le-Duc s’en détacha. Sa passion pour les cathédrales gothiques n'était pas animée par la foi mais par son sentiment national.
Consterné par la défaite de 1870 puis par les épisodes de la Commune, Viollet-Le-Duc l’est encore par l'Ordre moral et l'intention du gouvernement de replacer le catholicisme au centre de la société. L'Ordre moral (1873-1877) est le nom donné, au début de la IIIe République, à la politique conservatrice et cléricale menée après l'élection de Mac Mahon dans une perspective de restauration monarchique.
Dans une lettre publiée le 12 mai 1874, il dit : « Je respecte trop les convictions chez les autres, quand elles sont sincères et ne prétendent pa s’imposer, pour rien faire qui les puisse froisser ; (…) je suis convaincu que du mélange de politique et de religion que l'on fait aujourd'hui, il ne peut rien sortir de bon ».
Il assume très ouvertement son athéisme. Il refuse de devenir parrain de la future fille de son fils et lui écrit en 1875 : « En vieillissant, on reconnaît qu'il faut accorder sa conduite avec ses principes, absolument. »
Associé depuis 1855 à l’organisation des expositions universelles de Paris, il l’est encore à celle de 1878.
En 1874, il est élu au conseil municipal de Paris. Les dernières années, ses articles abordent des sujets plus sociaux et politiques. Il milite pour l'instruction publique, prône la séparation des Églises et de l'État, demande l'accès des femmes au suffrage universel.
Le Corbusier (1887–1965) a découvert les dessins de Viollet-le-Duc très jeune, grâce a son professeur de dessin, dans l'école d'arts appliqués de sa ville natale de la Chaux-de-Fonds, en Suisse. Depuis l'âge de 14 ans il suit un cursus de graveur de boîtiers de montres. Le maître, Charles L’Eplattenier, est un jeune artiste, formé notamment à l'École des Arts décoratifs de Paris où il a baigné dans un milieu viollet-le-ducien.
Comme son aîné, le Corbusier se met en devoir de publier ses réflexions et ses théories. Si Viollet-le-Duc a été l'écrivain le plus prolixe de toute l'histoire de l'architecture, le Corbusier avec ses quelque quarante livres et ses centaines d’articles, le suit de près.
« Aujourd'hui, on ne restaure plus du tout de la même manière que Viollet-le-Duc, de même qu'on ne restaure plus de la même manière que dans l'immédiat après-guerre, avec des charpente en béton ou en métal. En l'occurrence, le parti admis par la commission nationale est une restauration de la cathédrale dans l'état de Viollet-le-Duc. Maintenant, on restaure le restaurateur !(…) Je crois que je m'en serais voulu à mort de ne pas avoir restitué la cathédrale comme elle était avant. Pour moi, c'est une obsession de retrouver sa silhouette admirable et chérie. Certains trouvent l'idée passéiste et paresseuse. Ils sont bien gentils mais Notre-Dame est un monument, pas un bâtiment. Cela implique une sorte de sacralisation de l'architecture pour conserver un chef-d'œuvre. On ne va pas confier la Joconde à un peintre contemporain sous prétexte que la mode a changé ! Et si la tour Eiffel perdait son dernier étage, on le lui rendrait. C’est iconique (…)
On oublie souvent que Viollet-le-Duc n'a pas seulement laissé la flèche et les gargouilles. Il a travaillé sur la charpente, la toiture, les tribunes, les portes, les roses, les décors, les vitraux, les peintures, les lustres, les ornements liturgiques, les reliquaires, la sacristie… Bref, c'est une œuvre totale ! (…)
Ici, on fait des choses compliquées, savantes, subtiles, avec des entreprises d'une compétence inimaginables (…) Nous pouvons être fiers de nos entreprises françaises ! »
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