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lundi 21 septembre 2020

Les Croisades

« Si tu portes ta foi comme un étendard, comme aux Croisades, et que tu fais du prosélytisme, ça ne va pas », avait répondu le pape François à un jeune belge qui l’interrogeait il y a un peu plus d’un an. Immédiatement, la comparaison avait été mise en exergue, certains médias n’hésitant pas à titrer que le pape condamnait les Croisades, suscitant un débat enflammé dans la presse. Aujourd’hui encore sujet est tabou et propice aux récupérations idéologiques de tous bords. Ainsi, quand le cardinal Ratzinger, avec la Commission théologique internationale dont il était alors président, et Jean Paul II avaient, à la veille du Jubilé de l’an 2000, travaillé sur la notion de repentance par rapport aux fautes commises par l’Eglise au cours des siècles passés, ils s’étaient heurtés à un certain nombre de résistances, certains leur reprochant de vouloir faire le procès de l’Histoire. Mais ils avaient tenu bon et Jean Paul II avait demandé pardon pour les « péchés commis dans le service de la vérité ». Ces péchés, quels furent-ils?

« La croisade a été une idée qui, de soi, était pure, mais de fait, a été tout de suite envahie et souillée par une idée impure », écrivait le philosophe français Jacques Maritain en 1970. De fait, l'idée pure est celle de la « guerre juste » qui recouvre deux dimensions. La première est le légitime secours porté par les croisés occidentaux à leurs frères chrétiens d'Orient sous le joug de l'envahisseur Turc qui au XIe siècle menace l'empire byzantin. Le deuxième est la libération du Saint Sépulcre et la protection des pèlerins en route vers Jérusalem, victimes de pillages et de meurtres. « Le problème, explique le dominicain François Daguet, docteur en théologie, c'est que la réalisation n’a pas  été tout à fait conforme à l'intention : rapidement, subtilement, il y a un glissement de la guerre juste à la guerre sainte ». Or, si la guerre juste obéissait à une logique de légitime défense collective avec un bien commun à récupérer, avec la guerre sainte, poursuit François Daguet, « il s’agit d’user de la force et de la violence au nom de Dieu et de la propagation de la foi ».

Ainsi, que se passe-t-il dans la tête d’un chevalier du XIe siècle qui décide de se croiser ? L’historien Jean Richard a consacré une partie de ses recherches à cette question. Dans L’Esprit de la croisade, il évoque, au premier rang des motivations, la « caritas fraterna », charité fraternelle. « Pourquoi la croisade, esquissée en 1074, s’est elle réalisée en 1095 ? » interroge l’historien. Pas à cause de la prise de Jérusalem par les musulmans : ces derniers s’y étaient établis plus de quatre cents ans auparavant. « C’est parce que l’invasion, par les Turcs, des territoires byzantins, peuplés de chrétiens est cause, pour ces mêmes chrétiens, de souffrances et d’oppression », explique Jean Richard. Les croisés puisent aussi leur ardeur dans l’idée de défendre « l’héritage du Christ » qu’est la Terre Sainte qu’ils croient fermement avoir perdu à cause de leur péché. Pour la retrouver, il faut donc faire pénitence. Ainsi, la motivation spirituelle est souvent première : le pape Urbain II n’a-t-il pas promis l’indulgence plénière à qui participerait à l’expédition visant à libérer le tombeau du Christ ? Le pèlerin est un pénitent. Les conditions de l’expédition sont réellement dures, les combats meurtriers, la faim et les épidémies féroces. On a beaucoup glosé sur la cupidité des croisés et l’attrait du pouvoir mais si cela a malheureusement existé, dans leur immense majorité, ceux-ci doivent s’endetter pour financer leur voyage et rentrent appauvris. Ainsi, poursuit Jean Richard, « leur motif essentiel reste celui que Rutebeuf exprime au XIIIe siècle, sous cette forme pittoresque : le Paradis ne saurait s’acheter à trop haut prix ! ». En un mot : le salut.

Défensif et pénitent, l’esprit de Croisade est corrompu quand la violence s’invite, d’emblée. « La première corruption de la guerre juste par rapport à la doctrine de la guerre, analyse François Daguet, a été l’usage de la violence terrible dont les croisés, notamment en Europe, ont fait preuve en particulier vis à vis des juifs. » En 1096, sur le chemin vers la Terre Sainte, des croisés s’en prennent aux communautés juives en Rhénanie, Cologne, Mayence, Trêves, commettant des massacres de grande ampleur. L’historien Jean Flori explique que contaminés par la thèse développée par l’Eglise romaine faisant des juifs le « peuple déicide », « beaucoup de croisés ne comprenaient pas comment l’on pouvait aller combattre au loin les « ennemis du Christ » (les musulmans au Proche Orient) et laisser vivre en paix, au cœur même de la chrétienté, d’autres « ennemis du Christ » (les juifs). Le glissement vers la guerre sainte est consommé. « En période de Chrétienté, poursuit François Daguet, le religieux et le temporel sont très étroitement mêlés. Le pape décrète la croisade et ce sont les royaumes chrétiens et l’Empire qui procurent les troupes pour faire la Croisade. Maintenir dans ces conditions strictement et à tout instant l’objectif religieux est tout à fait difficile. On ne fait jamais la guerre proprement. Ce qu’illustrent les croisades c’est l’extrême danger qu’il y a à ce que des instances civiles coopèrent aux visées religieuses surtout quand il s’agit de faire usage de la force armée. »

Dès lors que le verrou a sauté et que l’on s’accoutume à mettre la force armée au service de la religion, de nouvelles croisades voient le jour dont le but n’est plus ni Jérusalem ni les Chrétiens d’Orient, mais les albigeois et les hussites, sans compter que cette conception aura des conséquences désastreuses au moment des guerres de religion. Pour autant, le mea culpa nécessaire de l’Eglise catholique n’est ni un exercice d’autoflagellation ni un jugement a posteriori. Au-delà de la nécessité de tirer les leçons de l’Histoire, c’est un devoir spirituel sous-tendu par une question théologique : « l’Eglise est le corps du Christ et c’est le même depuis 2000 ans, explique François Daguet. La solidarité entre ses membres transcende le temps et l’espace ».

Marie-Lucile Kubacki, in La Vie (31/07/2015)

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