Dans son ouvrage La Survie des Juifs en France,
l'historien et politologue Jacques Sémelin explique comment et pourquoi la
majorité des Juifs de France ont échappé à la mort sous l'Occupation. Une
chronique méconnue.
Pourquoi vous
êtes-vous lancé dans cette enquête et combien de temps y avez-vous consacré ?
Cet ouvrage est le fruit d'un travail d'une dizaine
d'années. J'ai été encouragé par Simone Veil, que j'ai rencontrée à plusieurs
reprises, et par les travaux de Serge Klarsfeld (qui préface l'ouvrage,
ndlr). Dans son livre Vichy-Auschwitz, il avait déjà souligné que 75% des
Juifs avaient survécu en France à la Shoah, ce qui signifie que sur les 300.000
Juifs que comptait notre pays en 1940, environ 220.000 ont survécu. C'est
considérable au regard des hécatombes dans d'autres pays. Bien entendu, on ne
peut oublier les 80.000 Juifs exterminés à partir de la France à cause de la
collaboration de Vichy. Parmi eux, certains étaient de nationalité française,
les autres (la majorité) d'origine étrangère, réfugiés allemands, polonais,
tchécoslovaques, hongrois ou roumains. Ce sont ces derniers qui ont le plus
souffert des persécutions : 60% d'entre eux ont néanmoins échappé à la mort
tandis que près de 90% des Juifs français - qu'on appelait les « Français
israélites » - ont survécu à la Shoah.
Ce chiffre est
énorme. Comment l'expliquer ?
C'est tout l'objet de mon livre. À dire vrai, il faut
prendre en compte de nombreux facteurs. Aussi admirable soit-elle, l'action des
4000 Justes français ne peut suffire à expliquer ce phénomène. Les
organisations d'entraide et de sauvetage - juives, chrétiennes ou communistes -
ont, de leur côté, secouru quelques milliers de personnes, surtout des enfants.
C'est beaucoup mais, là encore, le compte n'y est pas. En
fait, de nombreuses familles juives se sont débrouillées par elles-mêmes,
faisant preuve de résilience pour éviter d'être arrêtées. Conscientes de leur
vulnérabilité, certaines ont choisi de se séparer et de se disperser.
Malheureusement pas toujours. Les Juifs ont aussi acquis de faux papiers et ont
fait preuve d'une grande mobilité pour éviter l'arrestation.
D'après votre
enquête, cette mobilité a été un élément essentiel de la survie des Juifs dans
notre pays...
Oui, même si certains restent chez eux ou pas très loin. Dès
l'automne 1940, nombre de Juifs rejoignent la zone libre. Évidemment, cette
zone n'a pas été créée pour sauver les Juifs, loin de là, mais ces derniers y
ont vu l'intérêt de s'y rendre pour s'éloigner des Allemands. C'est d'ailleurs
le cas des responsables des organisations juives. Par exemple, le Consistoire
s'installe à Lyon et l'Œuvre de secours aux enfants à Montpellier. Beaucoup de
familles sont aussi parties à la campagne, dans des coins reculés, les plus
discrets possible. En de nombreux endroits, elles ont été accueillies par la population,
cachées dans les fermes, intégrées dans les villages. Cette dissémination et la
solidarité qui s'est exprimée sur le terrain expliquent en partie le fait
qu'elles aient survécu.
Ce visage de la
France et l'attitude des Français pendant la guerre restent pourtant très
méconnus.
En effet. Mais maintenant que ce crime de masse de la Shoah
est connu et reconnu, le temps n'est-il pas venu de se demander pourquoi tant
de Juifs ont survécu dans notre pays ? L'historien Robert Paxton a démontré le
rôle de la collaboration de Vichy avec les nazis dans l'arrestation et la
déportation des Juifs. Mais son enquête contient un angle mort. Les 400 pages
de son livre paru en 1981 (Vichy et les Juifs, coécrit avec Michaël Marrus)
sont totalement consacrées à la persécution et au rôle de Vichy dans la
déportation des Juifs.
Mais le lecteur doit
attendre la dernière page pour découvrir que les trois quarts des Juifs ont en
fait survécu. Autant dire que ce sujet a été occulté.
Les Français
n'étaient donc pas majoritairement antisémites ?
Il faut ici faire la part des choses. L'analyse de Paxton et
de Marrus est exacte du point de vue de la collaboration institutionnelle du
régime de Vichy, mais pas sur l'évolution de l'opinion. Si l'antisémitisme
existe bel et bien en France, divers travaux montrent qu'il a été moins sévère
que ne l'ont cru ces auteurs. D'ailleurs, les « Français israélites » étaient
dans l'ensemble bien intégrés à la nation. La France n'a-t-elle pas été le
premier pays d'Europe à émanciper les Juifs, en 1791, durant la Révolution
française ? Dès lors, les Juifs ont été reconnus comme des citoyens à part
entière. À la suite de quoi, beaucoup sont venus, de tout le continent, trouver
refuge dans notre pays. À la fin du XIXe siècle, la campagne antisémite contre
Alfred Dreyfus a été certes l'expression d'un rejet virulent d'une partie de
l'opinion à cette intégration républicaine. Mais, en réaction, nombre de
Français ont défendu le capitaine Dreyfus, lequel a finalement été réhabilité
en 1906.
D'autres raisons
peuvent-elles expliquer cette solidarité de proximité ?
Certainement. Il faut accorder ici une grande importance à
la chronologie. À l'été 1942, quand Vichy fait arrêter des femmes et des
enfants, l'opinion est choquée. Or, que je sache, les Français sont à cette
époque très majoritairement catholiques. Nul doute que l'antijudaïsme soit
alors une réalité dans l'Église. Mais il est difficilement supportable que le
régime s'en prenne à des femmes et à des enfants. Pour des raisons humaines -
humanitaires pourrait-on dire - la compassion l'emporte sur la stigmatisation.
Je cite le témoignage d'une survivante de la Shoah qui,
après la guerre, se souvient de ce prêtre qui lui a permis de franchir la ligne
de démarcation. Il lui avait déclaré : « Vous savez, je ne fais pas
confiance aux Juifs, mais je vais vous aider. » Dans son journal
clandestin, François Mauriac lui-même écrit : « À quelle époque a-t-on vu
les enfants arrachés à leur mère, entassés dans des wagons à bestiaux, comme je
les ai vus ce matin, par ce matin sombre, à la gare d'Austerlitz ? »
Quel a été le rôle,
finalement, de l'Église catholique ?
Nul doute que celle-ci se reconnaît dans la politique du
maréchal Pétain et ne proteste pas contre la promulgation du statut des Juifs
(3 octobre 1940). Mais à l'heure des déportations de masse de l'été 1942,
plusieurs évêques prennent la parole. Le premier à le faire est l'archevêque de
Toulouse, Mgr Jules Saliège. Le 23 août 1942, il ordonne la lecture dans toutes
les paroisses de son diocèse d'une lettre pastorale qui fera date : « Les
Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des
hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux,
contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils
font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un
chrétien ne peut l'oublier. » Cette lettre, lue également au micro de la
BBC, aura un effet important dans l'opinion. Dans les jours suivants, c'est au
tour de Mgr Pierre-Marie Théas (évêque de Montauban), puis du cardinal Pierre
Gerlier (archevêque de Lyon), de Mgr Jean Delay (archevêque de Marseille) et de
Mgr Jean-Joseph Moussaron (évêque d'Albi) de réagir.
Ils ne sont pas très
nombreux...
On ne peut que le regretter. Mais le symbole est fort. Très
passive depuis le début de l'Occupation, l'institution catholique demeurait
silencieuse envers les persécutions antisémites. Ces prises de position
publiques ouvrent une brèche. Vichy en a bien conscience. Le 2 août 1942, Laval
déclare aux dirigeants nazis qu'il doit ralentir la « livraison» des Juifs,
ayant des problèmes avec l'Église catholique. Or, c'est Saliège qui a brisé le
silence. Son rôle historique est donc considérable au regard de l'histoire de
la Shoah en France. À mon sens, il n'a pas la place qu'il mérite dans notre
mémoire nationale.
Un an plus tôt, les jésuites Pierre Chaillet et Gaston
Fessard avaient lancé le premier cahier clandestin de Témoignage chrétien.
Le père Fessard est le premier intellectuel chrétien à avoir écrit un texte
très argumenté dénonçant la collaboration de Vichy, l'ordre et l'idéologie
nazis. Mais cette publication n'a pas connu le même retentissement que la
lettre pastorale de l'archevêque de Toulouse, si ce n'est qu'elle a joué un
rôle important dans l'évolution de l'esprit des fidèles.
Ce rôle joué par les
catholiques, que vous décrivez dans votre livre, est tout de même peu connu. On
retient surtout le soutien des évêques au régime de Vichy. Comment
l'expliquez-vous ?
Sans doute parce qu'il existe aujourd'hui un fort sentiment
de culpabilité chez les catholiques du fait de la collaboration de l'Église
avec les autorités. Mais la déclaration de repentance des évêques en 1997 est
allée trop loin, occultant l'influence de l'Église sur Vichy, l'incitant à être
moins zélé dans sa collaboration aux déportations. Tout se passe comme si les
évêques n'avaient pas lu le livre de Klarsfeld de 1983. De plus, ils minorent
l'action des catholiques dans le sauvetage. Les protestants mettent souvent en
avant la figure du pasteur Trocmé, au Chambon-sur-Lignon, dans les Cévennes.
Mais, de leur côté, les catholiques pourraient citer des figures tout aussi
remarquables. Pensons au père Jean Flory, reconnu premier Juste de France, au
père Devaux (de la congrégation Notre-Dame de Sion), à Mgr Paul Rémond, à
Nice... On pourrait encore parler de ces couvents et autres communautés
religieuses où des Juifs ont trouvé refuge. Du village de
Chavagnes-en-Paillers, dans la très catholique Vendée, de Dieulefit, dans la
Drôme, de Saint-Christophe-des-Bois, en Ille-et-Vilaine, où les habitants ont
contribué au sauvetage de nombreuses familles juives. Mais curieusement, les
catholiques ne le font pas, car, bien souvent, ils ignorent ces exemples. C'est
pour moi une source d'étonnement. L'histoire est toujours plus complexe que les
souvenirs, parfois sommaires, que nous en gardons.
(Entretien paru dans La Vie, 28/03/2019)
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