"La langue est la structure de la
pensée (…) Si l’on veut s’attaquer à un individu, il faut commencer par
attaquer sa langue. Plus celle-ci sera pauvre, approximative, vasouillarde,
plus aurez barre sur lui. A l’inverse, si vous lui enseignez la précision, la
rigueur, vous donnez une sorte de grammaire à son intelligence (…) Aujourd’hui,
il y a déconsidération de la grammaire. On veut oublier que l’intelligence a
besoin, pour se développer, d’un cadre rigide (…)
On a perdu la notion
d’institution au profit de celle de service public. On laisse entendre que
l’école, elle aussi, devrait devenir un service public. Là encore, la confusion
est grave. Une institution n’est pas un service public. Une institution est une
émanation de la démocratie, mais à l’intérieur d’elle-même, l’institution
s’excepte de la démocratie, la loi de la majorité n’y fonctionne pas. Regardez
la justice par exemple. Que serait une justice dont le but serait de satisfaire
une majorité de justiciables ? Ou l’armée (…)
Pourquoi l’école devrait-elle
satisfaire la majorité des élèves ? Parce qu’on veut la considérer comme
un service public. Et si l’école est un service public, l’élève en est le roi,
puisqu’il en est le client, l’usager. (…) Quand on paie pour un service public,
on veut en avoir pour son argent.
Mai 68 nous a seriné que savoir =
pouvoir. Comme on méprisait le pouvoir, on a fini par mépriser le savoir. On l’a
remplacé par l’émotion. Ce n’est plus sur des arguments, ce n’est plus sur une
pensée que je peux affirmer mon autonomie, mais sur l’intensité de l’émotion
que je ressens.
L’école s’est ingéniée à
supprimer les grandes œuvres sous prétexte qu’elles seraient passéistes et
abstraites, incompréhensibles, éloignées de l’expérience de l’enfant, de son
petit monde à lui. Pour un pédagogiste, fiction et réalité sont deux notions
contradictoires. C’est naturellement faux. Dans une grande fiction, il y a
toujours une intention de connaître, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect
de la réalité (…) Avec la fiction, c’est du réel qui prend sens, du réel
suffisamment éloigné de l’élève pour qu’il l’élève. Au lieu de quoi, on préfère
lui fourguer de ridicules petites brochures qui lui parlent de son argent de poche,
de ses sorties nocturnes (…) Ce n’est pas le fictif qui s’oppose au réel, c’est
le virtuel. Il s’y oppose même si bien qu’il tend à le remplacer.
Les pédagogistes ont décrété une
fois pour toutes que l’enfant ne pouvait apprendre qu’en jouant. S’il doit
faire un effort, il n’est plus motivé. Et s’il n’est plus motivé, il est
perturbé, il s’ennuie. Pauvre petit. Dans le savoir-être, prévaut l’idée du
politiquement correct. Mais moi, je veux que mes enfants apprennent quelque
chose. Le savoir-être, je m’en occupe tout seul."
Jean Romain, philosophe, professeur au Collège à Genève, in
L’Hebdo, 31 août 2000.
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