"Si Steven Spielberg s'était
intéressé à son cas, Felix Kersten aurait été beaucoup plus célèbre qu'Oskar Schindler :
c'est qu'en matière de sauvetage humanitaire durant la Seconde Guerre mondiale
Schindler était un détaillant et Kersten un grossiste.
Issu d'une vieille famille
allemande de la Baltique, il est né en 1898 à Reval, en Estonie, alors partie
intégrante de l'Empire russe. Mais cet Estonien russe d'origine allemande
devient citoyen finlandais lorsqu'il s'engage aux côtés des Gardes blancs du
baron Mannerheim pour chasser les bolcheviques de Finlande en 1918. Cet
engagement va également décider de son avenir : un mauvais rhumatisme contracté
dans les marais de Carélie met fin à sa carrière militaire, mais son
hospitalisation lui en ouvre une autre. Convalescent, Felix Kersten aide les
soignants et se découvre un intérêt certain pour le massage thérapeutique,
spécialité réputée en Finlande. Il s'initie pendant deux ans à cette technique,
puis poursuit ses études de thérapie manuelle à Berlin. C'est là qu'il
rencontre en 1922 un Tibétain, le docteur Kô, qui lui enseigne une forme très
évoluée de massage profond. En 1925, le docteur Kô, satisfait de son élève, lui
laisse sa clientèle et retourne au Tibet.
Des médecins qui soignent, on en
trouve, mais des médecins qui guérissent, on en cherche : l'expertise acquise
par Kersten lui vaut une nombreuse clientèle dans les milieux de la haute
bourgeoisie et de l'aristocratie européenne. Kersten parvient à guérir le
prince Henri, époux de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, et décide de
s'installer à La Haye sans toutefois abandonner son cabinet de Berlin. C'est là
qu'un de ses patients lui demande en mars 1939 de soigner Heinrich Himmler. Le
chef suprême des SS a déjà une solide réputation de bourreau et Kersten est
résolument antinazi ; pourtant, après un premier réflexe de refus, il finit par
se rendre là où personne n'entre de son plein gré : au QG de la Gestapo,
Prinz-Albrechtstrasse.
En Himmler Kersten découvre un
homme malingre et souffreteux, périodiquement terrassé par de lancinantes
douleurs abdominales. Si les massages profonds de Kersten soulagent
l'inquiétant patient, leur effet s'estompe au bout de quelques semaines, de
sorte que Himmler devient progressivement dépendant de son masseur - auquel il
accepte de faire de grandes concessions. Celles-ci prennent bientôt la forme de
grâces et de libérations de personnes arrêtées par la Gestapo : socialistes
allemands, industriels suédois, Témoins de Jéhovah ou résistants néerlandais
condamnés à mort. Mais ce qui commence "artisanalement" finit par
prendre une tournure systématique, Kersten réclamant des élargissements de plus
en plus considérables.
Exploit. Dans cette
entreprise délicate menée à l'insu du Führer, le thérapeute finlandais
bénéficie d'aides précieuses de la part du colonel Walter Schellenberg, chef
des services de renseignement SS, et du secrétaire de Himmler, Rudolf Brandt,
qui lui permet de recevoir des appels à l'aide par courrier sans avoir à
s'inquiéter de la censure. C'est à ces hommes que Kersten devra sa survie au
milieu de cette véritable mare d'alligators où surnagent Heydrich,
Kaltenbrunner et "Gestapo" Müller.
Tant que les chefs nazis
conservent l'illusion de la victoire finale, Kersten reste impuissant à
soustraire des victimes aux camps de la mort. Mais, à partir de l'automne 1944,
Himmler cherche à échapper au naufrage qui s'annonce et l'influence de Kersten
s'en trouve considérablement accrue. Ainsi s'expliquent la libération de 100
étudiants norvégiens et policiers danois, puis celle de 3 000 femmes
néerlandaises, belges, françaises et polonaises, et l'envoi en Suisse à la fin
de 1944 de 2 700 juifs promis aux camps de la mort ; en mars 1945, alors que
l'étau se referme sur le Reich, Kersten parvient à faire extraire 15 345
prisonniers scandinaves, polonais, français et belges de Dachau, Mauthausen,
Theresienstadt, Ravensbrück et Neuengamme, d'où les 120 "bus blancs"
du comte suédois Folke Bernadotte les évacueront in extremis vers le Danemark
et la Suède. Mais le plus étonnant reste le "Contrat au nom de
l'humanité" que Kersten fait signer au Reichsführer le 12 mars 1945 :
alors que Hitler a donné l'ordre de dynamiter tous les camps de concentration
avec leurs prisonniers dès l'approche des Alliés, Himmler s'engage par écrit à
ce que les camps leur soient remis intacts. L'effondrement du Reich mettra fin
à ses intrigues, tandis que Kersten, replié en Suède, aura la satisfaction
d'avoir sauvé au moins 60 000 juifs durant les six derniers mois et des
milliers d'autres prisonniers durant les six dernières années.
Si son exploit demeure ignoré,
c'est que le comte Bernadotte, neveu du roi de Suède, s'attribue tout le mérite
du grand sauvetage des ultimes semaines de guerre - et le menace de le faire
expulser de Suède au cas où il s'aviserait de le lui contester ! Après tout, un
homme qui a soigné Himmler ne pourrait-il être rendu complice de ses crimes ?
Le livre de Folke Bernadotte, "Slutet" ("La fin"), rendra
son auteur mondialement célèbre. Mais il faudra attendre encore des années pour
que les Pays-Bas, la Suède, la Belgique et la France reconnaissent
officiellement les éminents services de Kersten.
Risques. Pourtant, le plus
extraordinaire de toute l'histoire reste que ce Finlandais providentiel à la
silhouette enveloppée, aux doigts d'or et au coeur généreux ne figure même pas
sur la liste des "Justes parmi les nations" ! Le mémorial Yad Vashem
s'en est récemment expliqué à l'auteur en ces termes : "Le titre de Juste
est remis uniquement à des personnes non juives qui ont aidé au péril de leur
vie des personnes juives sous l'Occupation[...]et l'élément de risque est
absent dans le cas de Kersten." Une double réponse qui laisse perplexe :
aurait-on trouvé à Kersten de lointaines ascendances juives, dont même
l'enquête minutieuse de la Gestapo n'avait décelé aucune trace ? Mystère...
Quant à l'absence d'élément de risque, on considérera donc comme une sinécure
le fait d'enfreindre pendant six ans toutes les règles d'un régime de
gangsters, d'être harcelé par Heydrich, d'échapper d'extrême justesse à
l'assassinat organisé par Kaltenbrunner, d'être espionné en permanence par
"Gestapo" Müller, de risquer d'être lâché sur l'heure par Himmler si
le Führer s'informait de ses activités et enfin d'être mitraillé par l'aviation
alliée lors de ses missions entre l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suède et la
Finlande... Force est d'en déduire que la notion de risque s'est
considérablement dévaluée depuis l'année 1947, où un mémorandum en suédois du
Congrès juif mondial établissait que Felix Kersten avait sauvé"100 000
hommes de diverses nationalités, dont environ 60 000 juifs[...]au péril de sa
propre vie".
(François Kersaudy, Le Point, 4/4/2013)
Felix Kersten
1898 Naissance en
Estonie.
1939 Devient le
masseur de Himmler.
1949 A partir de
cette date, les Pays-Bas le proposent pour le prix Nobel de la paix.
1953 La Suède,
qui l'a naturalisé, reconnaît son action.
1960 Joseph
Kessel publie " Les mains du miracle " (" Folio ", 2013),
très inspiré par les Mémoires de Kersten.
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