Malgré l'indépendance conquise en
1962, le destin de l'ancien département français est inséparable de celui de
l'Hexagone. Les pays sont liés par une relation alternant fâcheries et
réconciliations, complicité et déchirements.
C'est un vieux couple mixte. Qui
s'aime, se déchire, se réconcilie et s'aime de nouveau... jusqu'à la prochaine
crise ! Paris et Alger ou les amours contrariées des plus célèbres amants de
la Mare Nostrum. Une relation enfiévrée, passionnelle sur le mode du «
Je t'aime moi non plus ». Qui résiste au temps et survit par-delà les
générations dans une mystérieuse interdépendance des sentiments et... des
intérêts. Pour comprendre à quel point les deux pays sont liés, il faut revenir
aux débuts de la relation.
Quand, en 1830, les Français
envahissent l'Algérie, il s'agit de se battre au nom de la civilisation
chrétienne contre les Ottomans et les « pirates barbaresques » qui pillent les
navires en Méditerranée et pratiquent la traite des Européens. L'Algérie est
ensuite intégrée à la France comme un véritable département, à l'instar de la
Corse, et à la différence de la Tunisie (1881) et du Maroc (1912), qui sont
alors des protectorats. La Méditerranée devient alors comme une mer intérieure.
Pendant 132 ans, l'Algérie, c'est la France,
et ses habitants, des Français...
Mais c'est une nationalité à deux vitesses qui est alors mise en place : les
droits civiques ne sont accordés qu'aux colons venus d'Europe, de France mais
aussi d'Espagne et d'Italie, très nombreux, incités à devenir français par le
droit du sol accordé à leurs enfants dès 1889.
Le conflit s'élabore comme une
sorte de guerre civile franco-française où semble se jouer l'avenir tragique du
pays.
Les Français musulmans (et
juifs avant le décret Crémieux de 1870, qui leur accorde la pleine
citoyenneté), eux, restent en marge des droits civiques. Lorsque l'indépendance
de l'Algérie est proclamée le 4 juillet 1962 - après huit années d'une guerre
sanglante (300.000 à 400.000 Algériens, selon la France, - plus d'un million
selon l'Algérie - et près de 25.600 soldats français sont tués), une partie des
Français ont le sentiment douloureux d'avoir été amputés d'un morceau du
territoire national. « Le conflit s'élabore comme une sorte de guerre
civile franco-française où semble se jouer l'avenir tragique du pays, écrit
Benjamin Stora dans une tribune publiée dans Le Monde en 2002. L'indépendance
de l'Algérie devient alors synonyme d'abaissement de la nation. »
Dans la cacophonie de la fin de
la guerre, un million d'Européens et de juifs autochtones quittent le pays. Les
liens semblent alors rompus. Mais c'est une indépendance de façade qui se
négocie lors des accords d'Évian. Les deux époux malheureux ne se séparent pas
tout à fait. Aucun des deux n'y a d'ailleurs vraiment intérêt. Après l'indépendance,
les caisses de l'Algérie sont vides. Et Paris veut absolument continuer à
exploiter le pétrole du Sud algérien. « Pour de Gaulle, le pétrole du
Sahara est un des meilleurs éléments de l'indépendance de la France, écrit
ainsi Naoufel Brahimi El Mili dans France-Algérie : 50 ans d'histoires
secrètes, 1962-1992 (Fayard, 2017). Les objectifs fondamentaux de la
politique gaullienne en Algérie étaient de pouvoir récupérer la totalité de la
production pétrolière et d'expérimenter autant de bombes nucléaires qu'elle le
désirerait dans le Sahara. »
Dans les années qui suivent
l'indépendance, des milliers de Français deviennent coopérants. Ils sont
professeurs, soignants, ingénieurs. Aujourd'hui, l'Algérie reste un partenaire
stratégique. La France a impérativement besoin d'Alger pour défendre ses
intérêts en Afrique, et pour garantir le contrôle sécuritaire de la zone
ultrasensible du Sahel.
Les deux pays, en réalité, sont
bien plus « proches » qu'il n'y paraît. Le vécu commun a influencé profondément
la nature même des deux sociétés. La langue française, dont l'écrivain Kateb
Yacine disait qu'elle était le « butin de guerre » des Algériens,
s'est paradoxalement davantage répandue en Algérie... après l'indépendance
(environ 12 millions d'Algériens sont aujourd'hui francophones). Et ce malgré
plus de 50 ans de politique d'arabisation. Les mots de la langue de Molière s'y
mêlent aujourd'hui allègrement à l'arabe dialectal, créant comme une nouvelle
langue. Mais c'est aussi le cas en France.
La guerre d'Algérie a
façonné la société française actuelle. On l'oublie souvent, mais la Ve
République, née à la suite des journées de mai 1958 à Alger, plonge ses racines
dans ce conflit. « Le régime de la France actuelle reste profondément
marqué par les troubles de ses débuts, explique ainsi l'historien
américain Grey Anderson dans la Guerre civile en France, 1958-1962 (La
Fabrique, 2018). Il y a des spécificités françaises qui relèvent, en
partie en tout cas, de ce moment de guerre : la présidence créée par le général
de Gaulle, qui n'a pas d'équivalent dans les autres démocraties occidentales,
le "maintien de l'ordre" à la française, vendu d'ailleurs comme une
spécialité à l'étranger, mais aussi la politique étrangère française
extrêmement guerrière, avec la multiplication des opérations extérieures. »
Surtout, le couple a eu beaucoup
d'enfants. Ce passé en commun a engendré toute une communauté de chair et de
sang, trait d'union entre les deux rives de la Méditerranée. Faites un sondage
autour de vous : presque chaque famille française a un lien familial ou
émotionnel avec l'Algérie. Et pour cause, environ deux millions de soldats
français y ont servi pendant la guerre. Un million de pieds-noirs sont arrivés
en France après 1962. Des milliers de Français y ont passé quelques mois ou
quelques années dans leur jeunesse en tant que coopérants aux lendemains de
l'indépendance.
Et quelle famille algérienne n'a
pas un oncle, un cousin ou un proche voisin vivant en France ? Ouvriers
algériens restés en France aux lendemains de l'indépendance, migrants de
travail ou familles réfugiées pendant la « décennie noire », la guerre civile
des années 1990. Aujourd'hui, il y aurait 3 ou 4 millions de binationaux de
part et d'autre de la Méditerranée. Et, en moyenne, 6 000 mariages
franco-algériens chaque année.
Sauf que les deux pays font
comme si la page avait été tout à fait tournée. Pourquoi un tel refoulement ?
En France, cela obligerait à regarder en face la réalité de la guerre
d'Algérie. Or, comment concilier l'horreur de la torture et des massacres avec
le traditionnel récit français sur les droits de l'homme ? C'est seulement en
1999 que l'Assemblée nationale admet que les « événements » d'Algérie (comme on
disait alors) constituait bel et bien une « guerre ». En 2005, Paris reconnaît
que les massacres de Sétif et de Guelma du 8 mai 1945 sont « inexcusables
». Alors que les Français célèbrent la capitulation de l'Allemagne nazie, dans
la région de Sétif, des Algériens tuent 103 Européens après des heurts avec la
gendarmerie. Les représailles se terminent en bain de sang : entre 15.000 et
45.000 Algériens sont abattus par l'armée française.
Même décalage du côté algérien.
Alger cache l'omniprésence de la France pour préserver la mythologie de la
révolution nationale dont les derniers adeptes (qui n'en ont pas été
acteurs...) s'accrochent au pouvoir. Quitte à souffrir d'une forme de
schizophrénie. Lorsqu'en avril 2013, Abdelaziz Bouteflika fait un AVC, il est
évacué en secret vers un hôpital militaire français. Il ne réapparaît que six
semaines plus tard à la télévision algérienne dans une scène surréaliste : on
le voit discuter avec son Premier ministre et son chef d'état-major sous le
portrait officiel de François Hollande, alors président de la République, en
direct des Invalides où il poursuit sa convalescence. « Voici en somme
Bouteflika, président d'honneur du FLN, pris en main par l'armée française. Tout
un symbole ! » ironise Naoufel Brahimi El Mili, dans France-Algérie :
50 ans d'histoires secrètes, 1962-1992.
Mais qu'importe, comme dans
beaucoup de séparations, chacun accable l'autre de tous les défauts. Une
position qui arrange beaucoup de monde. « Il y a de part et d'autre de la
Méditerranée des groupes qui vivent de cette rente mémorielle, analyse
ainsi Benjamin Stora lors d'une conférence pour le Cercle Condorcet de
Paris. En France, certains d'entre eux, notamment dans le Midi, en font
leur fonds de commerce idéologique et politique. Pour ces derniers, de plus en
plus nombreux et structurés, il existe aussi une relecture biaisée selon
laquelle la France n'aurait apporté que de la civilisation de l'autre côté de
la Méditerranée. »
Ce refoulement collectif est
aussi à l'origine de beaucoup de souffrances de part et d'autre. Il y a bien
sûr chez les Algériens ce que la psychanalyste algérienne Karima Lazali
nomme le Trauma colonial (La Découverte, 2018), qui ne fut
jamais dépassé. Cette psychanalyste qui travaille entre Alger et Paris émet
ainsi la thèse que, en annihilant la figure du père, par les massacres, mais
aussi, symboliquement, par la patronymisation (avant l'arrivée des Français,
les Algériens étaient désignés comme « fils de... », ce sont les Français qui
ont imposé le système des patronymes), la colonisation a précipité la société
algérienne dans une lutte fratricide sans cesse répétée. Guerre des clans,
régionalisme, Arabes contre Berbères, islamistes contre militaires...
Dans les années 1990, une
guerre civile sanglante dévaste le pays et achève de brouiller les cartes de
l'identité nationale. La « décennie noire » aura provoqué entre 100.000 et
200.000 victimes et imposé au pays, pour sortir de la crise, une sorte «
d'amnésie institutionnalisée », selon Karima Dirèche-Slimani, directrice de
recherche au CNRS. Il y a aussi, en France, les traumas enfouis des anciens
appelés, qui, de retour chez eux, ont bien souvent refoulé leur expérience de
la guerre, l'exil des pieds-noirs, arrachés à leur pays natal, l'abandon des
harkis. Et la névrose identitaire des descendants d'immigrés algériens. Nés en
France, souvent éduqués dans la mythologie de la révolution nationale et la
fierté d'être algérien, ceux-ci vivent dans le pays de l'ex-puissance coloniale
qui ne les reconnaît pas toujours comme des citoyens à part entière. Comme si
toute cette jeune génération était l'otage d'une histoire commune non
assumée...
Mais les choses commencent à
bouger. Et sans doute sommes-nous en train de vivre le début d'un nouveau cycle
des deux côtés. En témoigne le geste d'Emmanuel Macron, qui est allé en
septembre 2018 demander pardon à Josette Audin, la veuve de Maurice Audin,
militant communiste partisan de l'indépendance de l'Algérie, torturé et tué par
l'armée française lors de la bataille d'Alger en 1957. Dans une lettre envoyée
à la veuve et rendue publique, le président de la République dénonçait pour la
première fois le « système » installé par l'armée française en
Algérie à la faveur des « pouvoirs spéciaux » votés par l'Assemblée
nationale en mars 1956. Emmanuel Macron y annonçait aussi l'ouverture des
archives de l'État relatives aux disparus d'Algérie. Ils seraient des milliers
des deux côtés, dont 500 soldats français. Pour certains historiens, comme Benjamin
Stora, le texte a la portée du discours de Jacques Chirac sur la responsabilité
de l'État français dans la déportation des Juifs. Une allocution historique
prononcée à Paris, en 1995, près du monument rappelant la rafle du Vél'd'Hiv.
Du côté algérien, les
martyrs de la révolution ne font désormais plus recette. À l'image d'un
Abdelaziz Bouteflika, les caciques du FLN ont vieilli et l'idéologie de la
révolution a vécu. Les Algériens sont de plus en plus nombreux désormais à
refuser la sinistre alternative « généraux bedonnants ou barbus sanglants »
qui, depuis la guerre civile, mettait sous le boisseau les désirs de révolte.
La nouvelle génération exige aujourd'hui de faire enfin le vrai bilan de
l'indépendance. L'histoire commune franco-algérienne a bel et bien transformé
en profondeur les deux pays et donné naissance à de nouvelles identités. Reste
à regarder le passé avec lucidité et élaborer ensemble un récit collectif
fédérateur, respectueux de toutes les mémoires.
(Anne Guion, La Vie, 14/03/2019)