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dimanche 31 mars 2019

« La GPA, c’est de l’esclavage temporaire ! » (Jennifer Lahl)


"J’ai lu énormément de contrat de GPA. Ils contrôlent toute la vie d’une femme : son alimentation, ses activités, sa sexualité, ses soins médicaux etc. Dans une GPA, la femme renonce par contrat à ses droits élémentaires : la vie privée, l’intégrité corporelle, le droit de prendre ses propres décisions médicales (…) Pour moi, c’est de l’esclavage temporaire, où l’on utilise le corps d’une femme comme un objet (…)

Mais quand ça ne se passe pas bien, la mère porteuse risque gros, pour sa santé, ses finances, sa psychologie etc. Heather, notre témoin, en fait la cruelle expérience dans son contrat suivant. Le fœtus a une maladie génétique, mais Heather ne peut pas se résoudre à un avortement, créant un désaccord avec les commanditaires.

Sur le terrain, on a des femmes qui ont besoin d’argent, des agences et des intermédiaires qui ont trop intérêt à minimiser les risques, et qui vont jouer sur la corde sensible de l’altruisme. Les candidates à la GPA sont encensées, on les appelle des « anges », si généreuses… Les professionnels savent repérer ces profils de femmes qui ont un certain esprit de sacrifice. Une cible typique est l’épouse de militaire."

(Extrait d’un entretien in Limite, juillet 2018)
Jennifer Lahl est fondatrice du Centre pour la Bioéthique et la Culture en Californie

lundi 25 mars 2019

Algérie : "Il faut rêver" (Mohamed Kacimi)


"Beaucoup de gens et d'observateurs redoutent que l'Algérie ne sombre dans le chaos, après la chute de Bouteflika. Depuis quand la disparition des fantômes plonge-t-elle les pays dans le chaos ? 
D'autres redoutent que l'Algérie ne tombe aux mains des islamistes. 
Ce scénario me semble peu plausible. Pourquoi ? 
Autant les islamistes ont incarné dans les années 1980 une alternative au pouvoir totalitaire et corrompu du FLN, par un discours social, égalitaire et éthique ; autant ils ont perdu tout crédit depuis lors. 
D'abord, avec la décennie noire qui a mis à feu et à sang le pays, et surtout depuis l'arrivée de Bouteflika au pouvoir, qui les a largement associés à la corruption et réhabilité en grande pompe les plus grands assassins d'entre eux. Les islamistes font désormais partie intégrante du régime, ils mangent dans sa main, et font partie de sa cour ; ils ont leurs députés et leurs ministres. Mieux, Bouteflika leur a livré toute la société algérienne en pâture. Ils sont aujourd'hui aussi discrédités aux yeux de la population que le FLN, car aux dernières élections législatives et municipales, ils n'ont obtenu que de maigres scores. Enfin, en Algérie, la coupe de la religion est pleine, et on ne peut y rajouter la moindre goutte, tellement la société a été islamisée.
Je rentre d'Iran et je peux dire que la religion occupe 10 fois moins de place dans la vie quotidienne des Iraniens, sous le régime des Ayatollahs, que dans l'Algérie du FLN, où le régime a transformé depuis des années l'école publique en école coranique. 

L'autre chiffon rouge agité aussi bien par les dirigeants algériens que par beaucoup de politiques français, c'est l'épouvantail de la guerre civile, et certains citent le cas du Venezuela, de la Syrie et des chaos engendrés par le printemps arabe. Comparaison n'est pas raison. 
L'Algérie n'a rien à voir avec la Syrie, c'est un pays à 100 % sunnite, les services algériens, malgré leur fourberie et leur férocité, n'ont jamais pratiqué la torture à grande échelle comme l'a fait le régime de Bachar. Il convient aussi de rappeler que la Syrie a été détruite en partie par l'Arabie saoudite et le Qatar, qui ont largement armé et financé les milices de Daech pour abattre le régime de Damas, coupable d'être proche de Téhéran. L'Algérie ne risque pas demain d'être attaquée par le Niger, le Mali, la Mauritanie ou la Tunisie.

Il faut quand même rappeler que l'Algérie dispose de l'une des armées les plus fortes au monde, c'est la deuxième armée d'Afrique, qui absorbe tout de même un quart du budget national, c'est-à-dire 13 milliards de dollars, presque autant que le budget militaire de l'État d'Israël. Je ne crois pas que la dictature soit une fatalité pour les pays arabes. En témoigne l'exemple tunisien, pays sans ressources, qui est passé d'une dictature sanglante à une démocratie réelle, malgré la crise économique, la faillite du secteur du tourisme et l'hégémonie des islamistes.

Je pense que pour sortir de la crise on pourrait s'inspirer de l'exemple tunisien. On pourrait rêver à haute voix, et pour rêver il faudrait commencer par ranger le FLN au Musée national pour services rendus à la patrie entre 1954 et 1962, et lui faire signer son check out de l'histoire d'Algérie. Dissoudre l'Assemblée actuelle composée largement de béni-oui-oui qui touchent l'équivalent de 3000 € pour dire oui à tout. Former un gouvernement de transition composé de personnalités de la société civile. Mettre en place une commission « éthique et transparence » qui enquêtera sur la corruption et les abus de biens publics et sociaux, et juger les coupables. 
Organiser des élections pour une constituante qui respectera la parité absolue, femmes/hommes, et qui proclamera la Seconde République. Elle adoptera une Constitution qui tiendra enfin compte de la diversité culturelle de l'Algérie et de ses influences méditerranéennes, lui restituant tout son passé, berbère, punique, chrétien, tout en reconnaissant son identité berbère millénaire et ses cultures, tamazight, mozabite, chaouie, targuie, en même temps qu'elle donnera une place à l'enseignement de la darija, l'arabe dialectal. Ses rédacteurs pourront aussi, je l'espère, revenir au projet de Constitution de 1976 qui déclarait l'islam religion du peuple. Car aujourd'hui l'Algérien n'a pas besoin de l'aide et du soutien de l'État pour faire ses ablutions et ses prières."

(in La Vie, 14/03/2019)

Mohamed Kacimi est écrivain et dramaturge algérien. Dernier ouvrage paru : Jours tranquilles à Jérusalem (Riveneuve).

dimanche 24 mars 2019

« Entre la France et l'Algérie, l'impossible divorce »


Malgré l'indépendance conquise en 1962, le destin de l'ancien département français est inséparable de celui de l'Hexagone. Les pays sont liés par une relation alternant fâcheries et réconciliations, complicité et déchirements.
C'est un vieux couple mixte. Qui s'aime, se déchire, se réconcilie et s'aime de nouveau... jusqu'à la prochaine crise ! Paris et Alger ou les amours contrariées des plus célèbres amants de la Mare Nostrum. Une relation enfiévrée, passionnelle sur le mode du « Je t'aime moi non plus ». Qui résiste au temps et survit par-delà les générations dans une mystérieuse interdépendance des sentiments et... des intérêts. Pour comprendre à quel point les deux pays sont liés, il faut revenir aux débuts de la relation. 

Quand, en 1830, les Français envahissent l'Algérie, il s'agit de se battre au nom de la civilisation chrétienne contre les Ottomans et les « pirates barbaresques » qui pillent les navires en Méditerranée et pratiquent la traite des Européens. L'Algérie est ensuite intégrée à la France comme un véritable département, à l'instar de la Corse, et à la différence de la Tunisie (1881) et du Maroc (1912), qui sont alors des protectorats. La Méditerranée devient alors comme une mer intérieure. Pendant 132 ans, l'Algérie, c'est la France,
et ses habitants, des Français... Mais c'est une nationalité à deux vitesses qui est alors mise en place : les droits civiques ne sont accordés qu'aux colons venus d'Europe, de France mais aussi d'Espagne et d'Italie, très nombreux, incités à devenir français par le droit du sol accordé à leurs enfants dès 1889.
Le conflit s'élabore comme une sorte de guerre civile franco-française où semble se jouer l'avenir tragique du pays.
Les Français musulmans (et juifs avant le décret Crémieux de 1870, qui leur accorde la pleine citoyenneté), eux, restent en marge des droits civiques. Lorsque l'indépendance de l'Algérie est proclamée le 4 juillet 1962 - après huit années d'une guerre sanglante (300.000 à 400.000 Algériens, selon la France, - plus d'un million selon l'Algérie - et près de 25.600 soldats français sont tués), une partie des Français ont le sentiment douloureux d'avoir été amputés d'un morceau du territoire national. « Le conflit s'élabore comme une sorte de guerre civile franco-française où semble se jouer l'avenir tragique du pays, écrit Benjamin Stora dans une tribune publiée dans Le Monde en 2002. L'indépendance de l'Algérie devient alors synonyme d'abaissement de la nation. »

Dans la cacophonie de la fin de la guerre, un million d'Européens et de juifs autochtones quittent le pays. Les liens semblent alors rompus. Mais c'est une indépendance de façade qui se négocie lors des accords d'Évian. Les deux époux malheureux ne se séparent pas tout à fait. Aucun des deux n'y a d'ailleurs vraiment intérêt. Après l'indépendance, les caisses de l'Algérie sont vides. Et Paris veut absolument continuer à exploiter le pétrole du Sud algérien. « Pour de Gaulle, le pétrole du Sahara est un des meilleurs éléments de l'indépendance de la France, écrit ainsi Naoufel Brahimi El Mili dans France-Algérie : 50 ans d'histoires secrètes, 1962-1992 (Fayard, 2017). Les objectifs fondamentaux de la politique gaullienne en Algérie étaient de pouvoir récupérer la totalité de la production pétrolière et d'expérimenter autant de bombes nucléaires qu'elle le désirerait dans le Sahara. »
Dans les années qui suivent l'indépendance, des milliers de Français deviennent coopérants. Ils sont professeurs, soignants, ingénieurs. Aujourd'hui, l'Algérie reste un partenaire stratégique. La France a impérativement besoin d'Alger pour défendre ses intérêts en Afrique, et pour garantir le contrôle sécuritaire de la zone ultrasensible du Sahel.

Les deux pays, en réalité, sont bien plus « proches » qu'il n'y paraît. Le vécu commun a influencé profondément la nature même des deux sociétés. La langue française, dont l'écrivain Kateb Yacine disait qu'elle était le « butin de guerre » des Algériens, s'est paradoxalement davantage répandue en Algérie... après l'indépendance (environ 12 millions d'Algériens sont aujourd'hui francophones). Et ce malgré plus de 50 ans de politique d'arabisation. Les mots de la langue de Molière s'y mêlent aujourd'hui allègrement à l'arabe dialectal, créant comme une nouvelle langue. Mais c'est aussi le cas en France.
La guerre d'Algérie a façonné la société française actuelle. On l'oublie souvent, mais la Ve République, née à la suite des journées de mai 1958 à Alger, plonge ses racines dans ce conflit. « Le régime de la France actuelle reste profondément marqué par les troubles de ses débuts, explique ainsi l'historien américain Grey Anderson dans la Guerre civile en France, 1958-1962 (La Fabrique, 2018). Il y a des spécificités françaises qui relèvent, en partie en tout cas, de ce moment de guerre : la présidence créée par le général de Gaulle, qui n'a pas d'équivalent dans les autres démocraties occidentales, le "maintien de l'ordre" à la française, vendu d'ailleurs comme une spécialité à l'étranger, mais aussi la politique étrangère française extrêmement guerrière, avec la multiplication des opérations extérieures. »

Surtout, le couple a eu beaucoup d'enfants. Ce passé en commun a engendré toute une communauté de chair et de sang, trait d'union entre les deux rives de la Méditerranée. Faites un sondage autour de vous : presque chaque famille française a un lien familial ou émotionnel avec l'Algérie. Et pour cause, environ deux millions de soldats français y ont servi pendant la guerre. Un million de pieds-noirs sont arrivés en France après 1962. Des milliers de Français y ont passé quelques mois ou quelques années dans leur jeunesse en tant que coopérants aux lendemains de l'indépendance. 
Et quelle famille algérienne n'a pas un oncle, un cousin ou un proche voisin vivant en France ? Ouvriers algériens restés en France aux lendemains de l'indépendance, migrants de travail ou familles réfugiées pendant la « décennie noire », la guerre civile des années 1990. Aujourd'hui, il y aurait 3 ou 4 millions de binationaux de part et d'autre de la Méditerranée. Et, en moyenne, 6 000 mariages franco-algériens chaque année.
Sauf que les deux pays font comme si la page avait été tout à fait tournée. Pourquoi un tel refoulement ? En France, cela obligerait à regarder en face la réalité de la guerre d'Algérie. Or, comment concilier l'horreur de la torture et des massacres avec le traditionnel récit français sur les droits de l'homme ? C'est seulement en 1999 que l'Assemblée nationale admet que les « événements » d'Algérie (comme on disait alors) constituait bel et bien une « guerre ». En 2005, Paris reconnaît que les massacres de Sétif et de Guelma du 8 mai 1945 sont « inexcusables ». Alors que les Français célèbrent la capitulation de l'Allemagne nazie, dans la région de Sétif, des Algériens tuent 103 Européens après des heurts avec la gendarmerie. Les représailles se terminent en bain de sang : entre 15.000 et 45.000 Algériens sont abattus par l'armée française.

Même décalage du côté algérien. Alger cache l'omniprésence de la France pour préserver la mythologie de la révolution nationale dont les derniers adeptes (qui n'en ont pas été acteurs...) s'accrochent au pouvoir. Quitte à souffrir d'une forme de schizophrénie. Lorsqu'en avril 2013, Abdelaziz Bouteflika fait un AVC, il est évacué en secret vers un hôpital militaire français. Il ne réapparaît que six semaines plus tard à la télévision algérienne dans une scène surréaliste : on le voit discuter avec son Premier ministre et son chef d'état-major sous le portrait officiel de François Hollande, alors président de la République, en direct des Invalides où il poursuit sa convalescence. « Voici en somme Bouteflika, président d'honneur du FLN, pris en main par l'armée française. Tout un symbole ! » ironise Naoufel Brahimi El Mili, dans France-Algérie : 50 ans d'histoires secrètes, 1962-1992.
Mais qu'importe, comme dans beaucoup de séparations, chacun accable l'autre de tous les défauts. Une position qui arrange beaucoup de monde. « Il y a de part et d'autre de la Méditerranée des groupes qui vivent de cette rente mémorielle, analyse ainsi Benjamin Stora lors d'une conférence pour le Cercle Condorcet de Paris. En France, certains d'entre eux, notamment dans le Midi, en font leur fonds de commerce idéologique et politique. Pour ces derniers, de plus en plus nombreux et structurés, il existe aussi une relecture biaisée selon laquelle la France n'aurait apporté que de la civilisation de l'autre côté de la Méditerranée. »

Ce refoulement collectif est aussi à l'origine de beaucoup de souffrances de part et d'autre. Il y a bien sûr chez les Algériens ce que la psychanalyste algérienne Karima Lazali nomme le Trauma colonial (La Découverte, 2018), qui ne fut jamais dépassé. Cette psychanalyste qui travaille entre Alger et Paris émet ainsi la thèse que, en annihilant la figure du père, par les massacres, mais aussi, symboliquement, par la patronymisation (avant l'arrivée des Français, les Algériens étaient désignés comme « fils de... », ce sont les Français qui ont imposé le système des patronymes), la colonisation a précipité la société algérienne dans une lutte fratricide sans cesse répétée. Guerre des clans, régionalisme, Arabes contre Berbères, islamistes contre militaires...
Dans les années 1990, une guerre civile sanglante dévaste le pays et achève de brouiller les cartes de l'identité nationale. La « décennie noire » aura provoqué entre 100.000 et 200.000 victimes et imposé au pays, pour sortir de la crise, une sorte « d'amnésie institutionnalisée », selon Karima Dirèche-Slimani, directrice de recherche au CNRS. Il y a aussi, en France, les traumas enfouis des anciens appelés, qui, de retour chez eux, ont bien souvent refoulé leur expérience de la guerre, l'exil des pieds-noirs, arrachés à leur pays natal, l'abandon des harkis. Et la névrose identitaire des descendants d'immigrés algériens. Nés en France, souvent éduqués dans la mythologie de la révolution nationale et la fierté d'être algérien, ceux-ci vivent dans le pays de l'ex-puissance coloniale qui ne les reconnaît pas toujours comme des citoyens à part entière. Comme si toute cette jeune génération était l'otage d'une histoire commune non assumée...

Mais les choses commencent à bouger. Et sans doute sommes-nous en train de vivre le début d'un nouveau cycle des deux côtés. En témoigne le geste d'Emmanuel Macron, qui est allé en septembre 2018 demander pardon à Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, militant communiste partisan de l'indépendance de l'Algérie, torturé et tué par l'armée française lors de la bataille d'Alger en 1957. Dans une lettre envoyée à la veuve et rendue publique, le président de la République dénonçait pour la première fois le « système » installé par l'armée française en Algérie à la faveur des « pouvoirs spéciaux » votés par l'Assemblée nationale en mars 1956. Emmanuel Macron y annonçait aussi l'ouverture des archives de l'État relatives aux disparus d'Algérie. Ils seraient des milliers des deux côtés, dont 500 soldats français. Pour certains historiens, comme Benjamin Stora, le texte a la portée du discours de Jacques Chirac sur la responsabilité de l'État français dans la déportation des Juifs. Une allocution historique prononcée à Paris, en 1995, près du monument rappelant la rafle du Vél'd'Hiv.
Du côté algérien, les martyrs de la révolution ne font désormais plus recette. À l'image d'un Abdelaziz Bouteflika, les caciques du FLN ont vieilli et l'idéologie de la révolution a vécu. Les Algériens sont de plus en plus nombreux désormais à refuser la sinistre alternative « généraux bedonnants ou barbus sanglants » qui, depuis la guerre civile, mettait sous le boisseau les désirs de révolte. La nouvelle génération exige aujourd'hui de faire enfin le vrai bilan de l'indépendance. L'histoire commune franco-algérienne a bel et bien transformé en profondeur les deux pays et donné naissance à de nouvelles identités. Reste à regarder le passé avec lucidité et élaborer ensemble un récit collectif fédérateur, respectueux de toutes les mémoires.

(Anne Guion, La Vie, 14/03/2019)